lundi 10 janvier 2011

Les rapports du rêve et du mythe



REVE OU MYTHE ? DEUX FORMES ET DEUX DESTINS DE L'IMAGINAIRE

Pour introduire mon propos, quelques remarques terminologiques sur le mot mythe ne sont pas inutiles. Emprunté au grec muthos, le mythe est primitivement et essentiellement une suite de paroles qui ont un sens, il est un discours, un discours public. Il est aussi le contenu de ces paroles, il est une pensée. Ce n'est que par une spécialisation secondaire, dès l'épopée homérique, qu'il prend la valeur d'une fiction, d'une histoire inventée, d'un récit imaginaire, d'une fable ou d'une allégorie. Le mythe s'oppose à la réalité, entendez la réalité comme butée de l'imaginaire, mais il est un discours vrai. À la fin du XIXème siècle, mythe désigne une représentation idéalisée d'un état passé de l'humanité, souvent d'une origine de celle-ci. C'est au XXème siècle que lui sera attribué un rôle déterminant dans les représentations d'une collectivité (Lévi-Strauss, Anthropologie structurale) ou d'un individu (Lacan, Le mythe individuel du névrosé). Si nous voulons penser les rapports du rêve et du mythe, c'est donc dans l'acception secondaire du mythe que nous aurons à situer notre recherche : ce sont deux formes de l'imaginaire, mais ce sont aussi deux modes de représentation qui portent un sens à déchiffrer, un sens primordial concernant le passé de la psyché et le passé de l'humanité. Cette équation a été le fond de la pensée de Freud, d'Abraham et de Rank. D'emblée, les affinités du rêve et du mythe sont établies, l'accent mis sur leurs similitudes l'emportant sur l'analyse de leurs différences. Je voudrais dans cette conférence soutenir l'argument suivant : rêve et mythe sont formés de la même matière psychique de base, mais ils organisent ce matériel selon des logiques et des fonctions distinctes. Rêve et mythe sont deux discours qui ont un sens à la fois essentiel et obscur. Ce sont deux formes de l'imaginaire, l'imaginaire explorateur de l'inconnu (le rêve) et l'imaginaire explicatif de celui-ci (le mythe). Le rêve est l'imaginaire de l'intime alors que le mythe est l'imaginaire public, collectif, social. Dans cette perspective, il est particulièrement pertinent de tenter de saisir comment rêve et mythe ont des destins différents, et de quelle manière s'articulent leurs rapports dans les groupes, lieu méthodologiquement organisé pour saisir les passages et les transformations : entre l'intime, le partagé et le public. Je voudrais montrer les continuités entre rêve et mythe, mais aussi et peut-être surtout, insister sur les oppositions entre rêve et mythe. Pour cela je ferai tout d'abord un bref rappel des thèses psychanalytiques fondatrices (chez Freud, O. Rank et K. Abraham), puis je prendrai appui sur la clinique de la cure et sur celle du groupe. I. REVE ET MYTHE. Une phrase de Freud illustre cette continuité : " Les contes et les mythes sont les rêves de l'enfance de l'humanité ". Rêve et mythe dans la pensée de Freud Puisque le rêve est pour Freud la voie royale d'accès à l'inconscient, le mythe lui en ouvre aussi l'espace, et ceci de trois manières : 1° C'est par la voie du recours du mythe (mais aussi à la légende et au conte), que Freud invente le complexe d'Odipe, le narcissisme, les concepts de l'inquiétante étrangeté, les trois visages de la femme... C'est en inventant un mythe qu'il dévoile, avec Totem et Tabou, la face refoulée (par lui) du complexe d'Odipe. Cette utilisation mythopoétique du mythe illustre la transformation, par retournements successifs, des rapports du fantasme, du mythe et de la théorie. Elle a chez Freud valeur de méthode. 2° Comme la légende et le conte, le mythe est fait du matériau de la psyché, son étoffe est celle
des parties les plus primitives du psychisme : " Des fantasmes du névrosé singulier part un large chemin qui conduit aux créations imaginaires des foules et des peuples telles qu'elles apparaissent dans les mythes, légendes et contes populaires " (1925, G.-W, XIV, 95 ; tr. fr. 86). 3° Les mythes entretiennent avec la sexualité infantile des relations de connaissance réciproques : " la connaissance des théories sexuelles infantiles, des formes qu'elles prennent dans la pensée des enfants peut être intéressante de différents points de vue et de façon surprenante aussi pour la compréhension des mythes et des contes " (1908, G.-W, VII, 173; tr. fr. 16). En effet, mythes et contes sont " les échos de la question-énigme : d'où viennent les enfants ? ". Ils constituent une réponse erronée à laquelle les enfants ne croient pas. 4° Les rapports du mythe et du rêve sont consubstantiels. Freud s'est exprimé sur ce point capital en de nombreux endroits, par exemple dans l'Intérêt de la psychanalyse (1913, G.-W, VIII, 414-416, tr. fr. 207-209) : " Il paraît possible de transposer la conception psychanalytique acquise par le rêve aux produits de l'imagination populaire comme les mythes et les légendes. La tâche d'une interprétation de ces créations se présente depuis longtemps ; on soupçonne qu'elles ont un 'sens secret', on est préparé aux modifications et aux transformations qui dissimulent ce sens ". Freud envisage finalement ces rapports sous deux aspects : le mythe objective le rêve, tout comme le conte, la légende et l'ouvre poétique. Le poète réveille chez ses auditeurs " les impulsions issues d'une enfance devenue préhistorique " (1900, G.-W, II-III, 252 ; tr. fr. 215). Le rêve éclaire le mythe. Dans le contenu manifeste des rêves, on retrouve fréquemment des images et des situations qui rappellent certains motifs connus des mythes, des contes, et des légendes : "l'interprétation de ces rêves nous permet de retrouver les fondements primitifs de ces motifs sans pour autant qu'il nous soit permis d'oublier les modifications que la signification première de ce matériel a subies au cours des siècles." (1932, G.-W, XV, 24-26 ; tr. fr. 33-36). Le contenu latent dévoile, grâce au travail de l'interprétation, " la matière brute qui peut assez souvent être qualifiée de sexuelle " (ibid.). Le mythe peut être utilisé comme souvenir-écran, comme le conte, ainsi que Freud le montre dans l'analyse du rêve de Rumpelstilzchen (1913) et de celui de l'Homme aux loups (1918, G.-W XII, 56-78 ; tr. fr. 342-358). Dans d'autres développements, Freud soutient que la symbolique du rêve " conduit bien au-delà du domaine du rêve, dans celui de l'imagination populaire ; nous y verrons le symbole à l'origine du conte, des mythes et des légendes, dans l'esprit comique et dans le folklore ; c'est par lui que nous découvrirons des rapports intimes entre le rêve et ces diverses productions [.]. Le symbole fournit au travail du rêve les matériaux à condenser, à déplacer, à dramatiser " (1901, G.-W, II-III, 699 ; tr. fr. 169). Les symboles du rêve n'appartiennent d'ailleurs pas " en propre au rêveur et ne caractérisent pas uniquement le travail qui s'accomplit au cours des rêves. Nous savons déjà que les mythes et les contes, le peuple dans ses proverbes et ses chants, le langage courant et l'imagination poétique utilisent le même symbolisme " (1916, G.-W, XI, 168; tr. fr. 151). C'est pourquoi la signification des symboles du rêve est fournie par le conte, les mythes et le folklore (1916, ibid) ou encore : " ... L'analyse est innocente de la découverte de la symbolique, celle-ci était connue depuis longtemps dans d'autres domaines (folklore, légende, mythe) et elle joue là un rôle même plus grand que dans le "langage du rêve" " (1925, op. cit., 86). En 1911, Freud envisage d'opérer une refonte de la théorie du rêve tel qu'il l'avait conçue et exposée dans la Traumdeutung. Son projet était de faire le lien entre rêve d'une part, poésie, mythe et folklore d'autre part. C'est aussi en 1911, dans le contexte d'émulations importantes et profondément novatrices dans les arts, que Freud crée la revue Imago, dans laquelle de très nombreux articles font références aux thèmes mythologiques et parmi ceux-ci, les essais de O. Rank et de K. Abraham. Rank et le mythe de la naissance du héros.
Rank considérait qu'il proposait la première tentative d'interprétation psychanalytique des mythes : il affirmait que la réalité psychique est organisatrice de ce qui est raconté par le mythe ou par le conte. L'ouvrage qu'il écrit en 1909 à la demande de Freud, Le mythe de la naissance du héros, ouvre en effet des perspectives originales dans l'approche méthodologique et dans la problématique de la formation et de la fonction des mythes. En rupture avec l'analyse naturaliste de la mythologie, Rank fonde son étude sur le parallèle entre le rêve et le mythe et sur le concept proposé par Freud de roman familial des névrosés. Rank. commence par établir l'universalité du mythe du héros, puis il expose son hypothèse centrale : la part que prend la vie psychosexuelle inconsciente dans la formation des mythes. À partir d'une enquête sur 18 mythes récoltés dans différentes cultures, il en dégage les thèmes récurrents pour mettre à jour la structure de ce qu'il appellera une légende-type du héros. Le schéma général de son interprétation est donné par l'éclairage qu'apportent les rêves typiques à l'analyse des différents éléments du mythe. Son analyse est conduite comme celle d'un rêve : le mythe est la réalisation d'un désir inconscient, il est construit selon les mêmes processus que le rêve : déplacement, condensation, mise en figurabilité, symbolisation. Rank conclut que " la même expression symbolique domine à la fois le langage du rêve et celui du mythe " (ibid., p. 101). Le concept de roman familial des névrosés permet à Rank de spécifier comment, dans l'imagination des rêves diurnes prépubertaires comme dans les récits du mythe, sont représentés à la fois le désir de se débarrasser des parents peu estimés pour les remplacer par d'autres, plus nobles et prestigieux, et les questions concernant la connaissance des processus sexuels, de la procréation, de la naissance et du corps maternel. Cette concordance conduit Rank à établir une analogie entre le moi de l'enfant et le héros. Il notera que dans la création littéraire le héros représente le poète lui-même, idée que Freud reprendra à la fin de Psychologie des masses et analyse du moi. L'ouvrage se termine par deux considérations importantes : l'une concerne la genèse et la fonction du mythe du héros dans la vie sociale et dans les processus identificatoires individuels et collectifs; l'autre le rôle pathologique du héros et les rapports entre le mythe et le délire de filiation. Rêve et mythe chez K. Abraham. En 1909, la même année que Rank publie Le mythe de la naissance du héros, K. Abraham fait éditer Rêve et mythe. Contribution à l'étude de la psychologie collective. Son but est celui d'une psychanalyse appliquée : montrer que les théories de Freud s'appliquent largement à la psychologie du mythe, comparer le mythe avec les phénomènes de la psychologie individuelle, en particulier le rêve, dont il souligne essentiellement les convergences avec le mythe. Les énoncés principaux sont les suivants : les désirs inconscients communs à beaucoup et à tous, nous les rencontrons aussi dans les mythes (p. 171). Des contenus sont communs à certains rêves et à certains mythes (désir odipien et mythe d'Odipe), notamment le symbolisme sexuel. Les mythes comme les rêves cachent un contenu latent derrière un contenu manifeste : ils exigent une interprétation (p. 173) puisque la société ne comprend pas le contenu latent de ses mythes (p. 187). Rêve et mythe naissent du refoulement dans l'inconscient de pensées inacceptable, l'un et l'autre ont pris naissance aux temps préhistoriques du sujet et de l'humanité. D'où cette affirmation reprise de Freud : dans les mythes, comme dans les contes et les légendes, s'exprime l'imagination d'un peuple. Conditions et conséquences de la continuité du rêve et du mythe. Si l'on considère l'essentiel des analyses de Freud, de Rank et d'Abraham, on s'aperçoit qu'elles forment la matrice d'une unique proposition : toutes interprètent le mythe par le rêve, elles
soulignent la continuité et l'emboîtement du rêve et du mythe. Cette proposition est d'abord une pétition de principe chez Freud, elle le reste chez Abraham et chez Rank, mais elle commence aussi à être mise à l'épreuve de l'analyse comparée des versions des mythes, et à être transformée en hypothèse féconde. C'est ce courant de pensée qui est encore celui de G. Devereux lorsqu'il écrit : " le mythe n'est efficace que parce qu'il a été préalablement rêvé ". La thèse de la continuité et l'emboîtement du rêve et du mythe s'attache à l'identité des contenus et des fonctions psychiques. Mais elle va plus loin : elle suppose des espaces oniriques communs et partagés et un dispositif de transformation du rêve vers le mythe. Surtout, les positions classiques ne prennent pas en compte les différences de processus de fabrication entre rêve et mythe, et donc les écarts de structure et de fonctions. Cependant, faute de dispositif clinique, ces différences sont rarement pointées et restent spéculatives. Parmi les rares différences que relève Abraham, celle-ci me paraît particulièrement intéressante : le rêve dramatise alors que le mythe prend figure d'épopée. Cette remarque, qui rejoint notre propos d'introduction sur le statut sémantique du mythe, et engage tout le débat sur la différence entre rêve et mythe. Le rêve est un travail de mise en scène dans notre théâtre intérieur, dans lequel prédominent les processus primaires et les représentations visuelles. Ces représentations peuvent être accompagnées de sensations kinesthésiques, cénesthésiques, de sentiments, d'affects, de désirs manifestes. Le mythe est récit, parole, sans doute élaboration secondaire du rêve, mais du rêve de quels rêveurs ? II. REVE OU MYTHE. Je voudrais maintenant vous proposer une autre perspective : elle oppose le rêve au mythe. Je construirai cette opposition à partir de la clinique de la cure et de la clinique des groupes. Le mythe au lieu du rêve. L'histoire de Madeleine Commençons par une brève présentation de la cure de Madeleine, qui construit une utopie et un mythe des origines pour ne pas rêver. Madeleine est une adolescente de 16 ans lorsqu'elle entreprend avec moi une psychothérapie psychanalytique. Son père a déclenché la consultation, parce que sa fille a fumé de la marijuana et qu'elle ne va pas bien depuis son enfance. Son histoire est douloureuse : conçue moins d'un an après la mort subite en bas âge du premier enfant du couple, elle naît prématurée à sept mois dans des conditions particulièrement difficiles pour elle et pour sa mère qui venait de perdre son propre père. Le bébé demeura longtemps à l'hôpital pour y être soigné de ses troubles respiratoires. Elle fut un bébé intelligent, mais toujours maladif, très peu sociable et très souvent en conflit avec sa mère. Peu après la naissance d'un second garçon, lorsque Madeleine eut quatre ans, les parents se séparèrent. Le père avait la "garde" de sa fille, leurs relations étaient assez bonnes Madeleine souffrait de la séparation d'avec son frère et des relations toujours très tendues avec sa mère. À l'entrée dans la puberté se succèdent des phases dépressives et des alternances d'épisodes boulimiques et anorexiques. Au moment où elle me rencontre, ce qui trouble Madeleine est son fonctionnement intime : quelquefois ses règles sont en retard, elle ne sait si elle s'en réjouit ou si elle s'en angoisse, tout est confus. La sexualité lui fait très peur, le contact des corps, le contact de la chair sont pour elle autant de catastrophes. Elle est angoissée à l'idée d'une rencontre qui pourrait déclencher des sentiments amoureux ou simplement tendres : elle pourrait se pulvériser. .Elle se sent persécutée par de petits animaux, souvent des rongeurs, et elle se plaint de n'avoir plus de rêves. .Au cours d'une séance, Madeleine me demande de lui prêter la couverture qui est là, pliée sur une chaise à côté du divan : j'accepte. La nuit suivante Madeleine fait un rêve, le premier dont elle se souvienne depuis des années : elle était perdue dans une tempête de neige sur le col d'une
montagne. Un peu plus loin tout était calme, blanc et très froid, glacial. Quelqu'un sortait d'une tente et lui apportait un manteau et un bol de lait. Elle accueille ce rêve avec une grande joie d'enfant. Je lui dis que ce rêve est ce qu'elle me donne en échange de la couverture, mais que ce rêve est à elle. Elle a demandé-trouvé-créé un écran creux, blanc, maternel qui lui a permis de rêver de nouveau. Après ce rêve, elle ne rêvera plus avant longtemps. Mais à la séance suivante, elle m'apporte tout autre chose : le récit d'une utopie qu'elle avait imaginée quatre ans auparavant, lorsqu'elle avait une douzaine d'années, un hôpital installé dans une île, étroitement surveillé, hygiénique et ordonné. Le récit qu'elle en fera s'échelonnera sur plusieurs séances et il constituera un puissant moteur de sa psychothérapie. Je ne parlerai pas ici du contenu de l'utopie. Je veux seulement souligner que la construction de l'utopie, qui contenait un mythe des origines, était venu à la place du rêve. L'utopie et le mythe ont fonctionné comme l'hyper secondarisation d'un fantasme : leur fonction était d'occulter le rêve profond, intime, tout en exploitant une rêverie, qui s'était figée, une fois pour toutes, dans la forme et dans le contenu hyper contrôlé de l'utopie. De ce point de vue, le mythe (ou l'utopie) est une construction-écran contre le rêve. Le mythe est une élaboration secondaire défensive contre les contenus du rêve : un résidu du rêve qui accomplit tous les rêves. La cure de Madeleine nous permet de comprendre dans quelles conditions le rêve apparaît à la place du mythe, et nous pouvons alors comprendre (en partie) ce que le mythe codifie et ce que le rêve figure. III. REVE ET MYTHE DANS LES GROUPES. Qu'en est-il des rapports entre rêve et mythe dans la clinique du groupe ? Quels que soient les rapports du rêve et du mythe, nous avons affaire au même matériel psychique, la matière de l'imaginaire groupal. La notion d'imaginaire groupal a été introduite par D. Anzieu (1964) à propos de la thèse de l'analogie du groupe et du rêve. Elle a été reprise dans notre recherche commune où elle a pris diverses formes et plusieurs significations. 1. Le point de départ est proposé par Pontalis lorsqu'il affirme que le groupe est l'objet de représentations imaginaires (images. fantaisies, fantasmes). 2. Puis Anzieu soutient que le groupe est, comme le rêve, l'accomplissement imaginaire de désirs et de menaces inconscientes : du point de vue de la dynamique psychique, le groupe est un rêve, c'estàdire un débat avec un fantasme sous jacent. Le groupe est le moyen de la réalisation de désirs partagés (y compris l'illusion du désir partagé). Si le groupe est " comme un rêve ", il est un espace onirique commun et la matière imaginaire de toutes ses formations. 3. J'ai considéré le groupe comme un agencement des formes de la réalité psychique dans le groupe pour en faire une réalité psychique de groupe. Un appareil psychique spécifique effectue ce travail de liaison, de combinaison et de transformation. des psychés : il construit la réalité psychique de groupe. L'imaginaire groupal est une dimension de l'appareil psychique groupal, il produit les figurations et les discours inconscients du groupe sur ses origines, ses buts et ce qu'il représente pour ses membres. J'ai distingué quatre formes de l'imaginaire groupal : l'espace onirique commun et partagé, lieu du second ombilic du rêve, le mythe, l'utopie et l'idéologie. Ces trois dernières formes, au-delà de leurs spécificités, sont du registre de l'imaginaire (au sens de Lacan) dans la mesure où elles assurent une fonction unificatrice sous l'égide des formations de l'idéal. 4. Missenard a travaillé sur les identifications imaginaires dans les groupes et il a montré que le groupe naît comme objet imaginaire lorsque les participants, s'étant identifiés à l'objet idéal de l'autre pour sortir de la confusion originelle, construisent le groupe comme unifié, de telle sorte qu'il réponde à leur désir et assure la continuité de leur moi. L'abandon de la fonction imaginaire du
groupe, c'est-à-dire d'unification à travers le rapport narcissique des sujets à un idéal commun, permet l'accès de chacun à ses propres désirs personnels. La clinique psychanalytique des groupes m'a conduit à penser que le rapport d'opposition entre la voie imaginaire du rêve et la voie imaginaire du mythe a un équivalent dans le groupe : ou bien l'on rêve ou bien l'on fabrique un mythe (ou une utopie). Dans un groupe que j'ai conduit il y après de quarante ans avec Anzieu et dont nous avons publié l'analyse, se sont développées une idéologie égalitariste et le mythe édenique du Paradis perdu. Mon interprétation est que cette idéologie et ce mythe requièrent l'adhésion croyante à un Idéal et à la toute puissance de l'Idée, à une origine idéalisée, capable d'unifier le groupe. Dans ce groupe, il n'y a pas eu de récit du rêve. Tout s'est passé comme si rêver risquait de trop exposer chacun dans son intimité et de transgresser les idéaux communs. Ce qui a prévalu pendant toute cette phase, ce sont les identifications imaginaires et le pôle isomorphique, narcissique, de l'appareil psychique groupal. Plusieurs autres cas cliniques me conduisent à penser que lorsque dans les groupes il se forme des mythes et des utopies, il n'y a pas de récits de rêve. Cela ne veut pas dire les participants ne rêvent pas. Cela veut dire que nous n'avons pas accès aux rêves. Nous pouvons seulement supposer que la matière onirique est traitée différemment, et que la production du mythe correspond à des impératifs collectifs, sociaux, qui assurent l'unité du groupe. Quelques remarques sur les fonctions du mythe dans les groupes. 1°. Le mythe est une élaboration secondaire des " rêves de l'humanité ". J'admets que le mythe contient et élabore les grands " rêves " de l'humanité : mais le statut du rêve est ici celui de l'accomplissement des désirs refoulés et non celui d'une expérience onirique. Le mythe travaille à son niveau et avec ses processus propres le même matériel que le rêve. La matière inconsciente du mythe est la fantasmatique originaire. 2°. Le mythe survient après une catastrophe comme auto-représentation résolutive et reconstitutive de l'identité du groupe, ce qui vérifie la proposition de C. Levi-Strauss. Le mythe fixe aussi les frontières de l'inclusion-exclusion et soutient le sentiment de l'appartenance à un ensemble. L'invention et récitation du mythe soigne une excitation perturbatrice, source d'angoisse et de non-pensée. Elles ont de ce fait une valeur refondatrice de l'origine, de l'ordre du monde et de sa finalité. 3°. Le mythe, interprète le rêve. Le mythe comme élaboration du rêve lui permet de fonctionner comme un système méta-interprétatif du rêve. Ce système est utilisé comme un dispositif d'intégration du Moi onirique dans la culture. Le mythe agit dans le registre des processus tertiaires, à entendre au sens de la liaison entre le primaire et le secondaire (Green), mais aussi et surtout dans le sens que Dodds, dans son ouvrage sur L'irrationnel chez les Grecs, a donné à ce processus pour décrire comment chez les Grecs le mythe est un principe d'interprétation du rêve. 4°. Le mythe, embrayeur de l'activité onirique. La récitation du mythe est un embrayeur de l'activité onirique. Nous avons beaucoup utilisé cette fonction avec D. Anzieu, lorsque, devant la paralysie des processus associatifs en grand groupe, il racontait un mythe (ou un conte), déclenchant ainsi des associations, des rêveries et des rêves nocturnes qui pouvaient prendre appui sur ces représentations. . 5°. Le mythe, ouvre du travail de culture (Kulturarbeit) fonctionne comme une prédisposition signifiante utilisable par le Préconscient. C'est sous cet angle que l'on peut le mieux discerner les différences entre le travail du rêve et le travail du mythe, le temps du rêve et le temps du mythe. Telle est ce que j'ai appelé la fonction mytho-poétique dans les groupes. Pour conclure, je distingue deux modalités de l'imaginaire groupal. Le premier est un imaginaire explorateur, organisé par les processus primaires de la figuration de l'inconnu : c'est le rêve, mais il ne peut apparaître qu'à certaines conditions. Le second est un imaginaire explicatif, qui
secondarise les fantasmes des origines et dont le but est de créer une auto-représentation commune et partageable par le Moi des membres du groupe : c'est le mythe.

René Kaës

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