Les territoires du rêve
Parler du rêve place chacun d’entre nous au cœur de son intimité psychique. Lorsque nous nous réveillons encore impressionnés par le rêve que nous venons de faire, il arrive souvent que nous soyons soulagés que personne d’autre n’ait accès à ce qui vient de nous arriver. Car le rêve, c’est d’abord quelque chose qui nous arrive, comme on le dirait d’un événement ou d’une rencontre. (...)
L’importance accordée aux rêves est variable. Ils peuvent être appréhendés comme un phénomène négligeable, résiduel, anodin ou à l’opposé comme une expérience profondément troublante qui soulève nombre d’interrogations.
En général les rêves prennent de l’importance dans les situations d’activation archétypique comme par exemple la puberté, l’état amoureux, la maladie, la séparation ou le début d’une analyse. En effet, dans ces situations, le psychisme se modifie en profondeur, le sujet est en proie à des bouleversements. Chaque fois que la continuité du conscient se défait, ces « matrices virtuelles » que sont les archétypes entrent en jeu. Voici l’exemple d’un rêve au contenu banal qu’une femme dans la trentaine fait au début de son analyse : « Je suis couchée dans ma chambre à l’étage et j’entends du bruit en bas. Il y a quelqu’un. J’avertis Nicolas, mon mari ; il se retourne dans le lit mais ne s’éveille pas. Je tente de faire du bruit pour manifester ma présence et faire fuir les intrus. Je me mets à chanter à tue-tête mais en bas, cela continue de plus belle, il y a plusieurs voix, des conversations. Alors il faut que je descende mais la lumière de l’escalier ne fonctionne plus. Je tente encore de réveiller mon mari qui me répond dans un demi sommeil : tu n’as qu’à te tenir à la rampe. Je descends donc en me tenant à cette rampe solide. Arrivée en bas, je me trouve paralysée par la peur et je pousse un hurlement qui me réveille. »
Si le thème de ce rêve est d’une grande banalité, le climat émotionnel dans lequel il baigne est intense et donne la mesure de ce qui se joue pour cette femme en commençant une analyse qu’elle désire et redoute à la fois.
Jung naturaliste
L’image la plus courante que l’on a de Jung – parfois jusqu’à la caricature – est celle d’un psychiatre, fils de pasteur, intéressé par les phénomènes para¬psychologiques, la mystique et l’alchimie. Or, il est un aspect de lui que personne n’évoque, c’est sa curiosité passionnée pour les sciences naturelles, et en particulier pour l’anatomie comparée qu’il a étudiée et même enseignée comme assistant à l’Université (« Ma vie » p. 126). Le but de cette science fondée par Cuvier est de comparer l’anatomie de différentes espèces animales et végétales pour en déterminer la phylogenèse, la succession temporelle. Elle observe et compare les structures des organes pour distinguer les espèces, les classer, et comprendre les différences morphologiques résultant de l’adaptation à des milieux de vie variés.
Lorsque Jung entreprit ses études de médecine, il décida en premier lieu de se spécialiser en chirurgie en raison de cet intérêt puissant qu’il avait pour l’anatomie comparée et l’anatomie pathologique. Pour des motifs financiers il dut renoncer à ce projet, et sa curiosité s’orienta vers les autres champs que nous connaissons.
Evidemment, l’attrait exercé par l’anatomie comparée nous parle de la puissance de la quête des origines qui anime l’esprit humain. Mais il me semble aussi que ce modèle scientifique a constitué une sorte de première forme, de prototype d’une idée axiale de Jung, à savoir celle d’un continuum historique du psychisme qui doit composer avec les exigences de l’adaptation aux conditions de l’environnement et de la vie en société. D’où cette autre idée fondamentale que le conscient émerge de l’inconscient qui le précède. Cette notion diffère de la théorie de Freud pour qui l’inconscient naît du refoulement et est donc secondaire. En évoquant les séries de rêves dont nous parlerons plus tard, Jung écrit (« Sur la méthode de l’interprétation des rêves » p. 15) : « La série onirique est comparable à une sorte de monologue qui s’accomplirait à l’insu de la conscience. Ce monologue, parfaitement intelligible dans le rêve, sombre dans l’inconscient durant les périodes de veille, mais ne cesse en réalité jamais. Il est vraisemblable que nous rêvons en fait constamment, même en état de veille, mais que la conscience produit un tel vacarme que le rêve ne nous est alors plus perceptible. »
Cette hypothèse du rêve comme activité paléopsychique et courant continu intérieur témoigne de l’empreinte laissée par la démarche intellectuelle du naturaliste.
Cette hypothèse du rêve comme activité paléopsychique et courant continu intérieur témoigne de l’empreinte laissée par la démarche intellectuelle du naturaliste.
Une attraction commune, deux théories divergentes
Avant d’être dissident, Jung a été un admirateur de Freud : « Freud fut pour moi essentiel, surtout par ses recherches fondamentales sur la psychologie de l’hystérie et du rêve » (« Ma vie » p. 140) En 1909, lors de leur voyage commun aux Etats- Unis, les deux hommes se racontèrent mutuellement leurs rêves, chacun faisant part à l’autre de ses interprétations. Ceci les conduisit dans des enchevêtrements de projections croisées dont ils ne sortirent pas indemnes.
Par rapport à la conception freudienne du rêve, Jung partage partiellement l’idée que le rêve est la réalisation d’un désir, uniquement dans les cas de rêves qui ont valeur de compensation par rapport à la vie diurne. Mais il bute sur la notion de censure, de dissimulation du souhait et sur celle du rêve gardien du sommeil qui en est la suite logique. Il développe ses arguments : dans de nombreux cas les rêves réveillent le rêveur. D’autre part, on ne peut expliquer les rêves en partant du point de vue du conscient. Un souhait inconscient n’est pas pour Jung un souhait refoulé et déguisé par incompatibilité avec les exigences du conscient, il vient naturellement de l’inconscient qui est premier, antérieur.
Par ailleurs, si au début de sa relation à Freud, Jung a été très intéressé par la méthode des associations libres qui résonnait avec ses propres recherches sur le test des associations, par la suite il s’est démarqué de la position freudienne. Alors que la méthode des associations libres procède par arborescence, en s’éloignant graduellement de l’image primitive du rêve, la méthode de Jung est concentrique et tend à revenir à l’image onirique (« Sur la méthode de l’interprétation des rêves » p. 39-42).
Enfin, Freud a remarqué l’existence de « rêves typiques » faits par un grand nombre de personnes et sans rapport avec les éléments personnels de la vie des rêveurs. Il les considère comme des « résidus archaïques », reliquats d’une expérience ancestrale commune à l’espèce humaine. Ces motifs oniriques n’ont guère retenu l’attention de Freud après la rédaction de « L’interprétation des rêves », alors que c’est justement cette question des sources communes du rêve chez tous les hommes que Jung reprendra inlassablement pour forger sa notion d’inconscient collectif. Pour lui en effet, ces éléments ne sont pas des fossiles dévitalisés, mais les images qui les expriment se retrouvent notamment dans les thèmes mythologiques. Ces images font partie intégrante de l’inconscient : « Elles ont une fonction qui leur est propre en raison de leur caractère historique. (Elles sont) le lien entre l’univers rationnel de la conscience et le monde de l’instinct » (« Essai d’exploration de l’inconscient » p. 57-58).
Rêve et symbole
Après avoir envisagé le contexte sous divers aspects, arrêtons-nous un instant sur la notion de symbole. Pour Jung le symbole est une représentation complexe dans laquelle se relient conscient et inconscient et qui est « l’expression la meilleure possible pour quelque chose d’inconnaissable ou qui n’est pas encore connaissable »(« Réponse à Job » p. 79). Si nous reprenons l’exemple du rêve de début d’analyse, la rampe du solide escalier de chêne symbolise un élément encore inconnu de la psychologie de la rêveuse, auquel elle n’a pas encore d’accès conscient, à savoir un axe sur lequel elle peut s’appuyer lors de sa descente dans l’inconscient. Ainsi le rêve met-il l’accent sur cet aspect d’elle-même qu’elle ignore.
Ce rapport essentiel à l’inconnu différencie le symbole du signe qui est la représentation de quelque chose de déjà connu. Alors que le signe est une évidence qui peut être comprise par la raison, le symbole demeure mystérieux et c’est l’intuition ou la poésie qui en sont le chemin. À ce titre, il peut être un médiateur entre le conscient et l’inconscient.
« Les enseignements du rêve »
C’est ce titre que Jung a donné à l’un de ses essais en 1928 (publié dans « L’homme à la découverte de son âme »). Cette façon de dire les choses caractérise l’attitude la plus propice à un travail fécond avec les rêves. Maintes fois Jung revient sur l’importance d’une attitude de non-savoir de la part de l’analyste, une attitude qui place dans la condition d’être surpris. On ne doit pas attendre du rêve la confirmation d’une idée préconçue ou d’une théorie. En revanche, il est nécessaire de bien connaître à la fois l’anamnèse du rêveur et sa situation consciente car certains rêves peuvent représenter la réaction de l’inconscient à la situation consciente. En effet, il arrive que le scénario du rêve se construise à partir d’éléments de la vie diurne. Souvent d’ailleurs cet aspect est considéré comme dévalorisant en quelque sorte le rêve, comme si l’importance du rêve se mesurait au caractère étrange et incongru de ses éléments. Voici un exemple de rêve partant d’une situation réelle : une femme en cours de protocole d’aide médicale à la procréation focalise de façon bien compréhensible toute son énergie sur cette démarche et désinvestit peu à peu les autres secteurs de sa vie. Elle rêve qu’elle tient un nourrisson dans ses bras. Mais celui-ci rapetisse, rétrécit jusqu’à tenir à l’intérieur de la paume de sa main ouverte. Ce rêve peut certes représenter sa peur de l’échec, mais également l’image d’un délai : le projet d’enfant n’est pas encore à un stade viable, elle doit accepter un temps supplémentaire de maturation. Dans cet exemple, le rêve met en scène une tendance de l’inconscient à orienter l’attitude consciente, comme s’il s’agissait d’une proposition. Jung recommande d’analyser le rêve « comme tout processus psychique, à la fois sous l’aspect de la causalité et de la finalité », la finalité désignant « une tension immanente vers un but futur, vers une signification à venir » (« L’homme à la découverte de son âme » p. 204 et 205). Jung ne séparait pas l’activité psychique de ses racines ancrées dans le monde de l’instinct. Le rêve étant déjà lui-même une élaboration, il contient une dynamique orientée vers un but. Cet aspect de finalité a été souvent mal compris. Il faut préciser qu’il n’implique pas l’abandon de la causalité. Et il convient de préciser également que le rêve n’est pas un oracle, la proposition éventuellement dégagée n’est pas une injonction. Le rêve n’est pas un produit fini. Une fois les contenus oniriques travaillés, il reste encore une étape essentielle, celle qui répond à la question : et maintenant, que faire de tout cela ? L’énergie, libérée du substrat émotionnel et pulsionnel du rêve, ne peut être agissante que si elle donne lieu à une prise de position, à un engagement du moi conscient.
Autrement dit, le rêveur se confronte à la nécessité de devenir le sujet de ses rêves. Sinon l’analyse risque de devenir un rituel narcissique qui patine interminablement…
Réduire et amplifier
Examinons maintenant les outils que Jung nous propose pour le travail sur le rêve. Il distingue et oppose deux méthodes : la méthode réductive et la méthode constructive ou synthétique. La méthode réductive prend pour point de départ ce qui est déjà connu du rêveur. Lors de cette phase, on décompose le rêve en ses éléments et on les met en relation avec la situation actuelle et également avec les réminiscences du passé. C’est dans cette perspective que sont évoqués et travaillés les souvenirs de la petite enfance, tels qu’ils ont pu modeler les expériences émotionnelles et la relation au premier autrui que sont les parents et la fratrie. L’interprétation est dite alors « sur le plan de l’objet », chaque personnage du rêve représentant une personne réelle de l’entourage du rêveur telle qu’il la perçoit. La méthode constructive ou synthétique au lieu de se centrer sur l’aspect causal, les enchaînements, adopte un point de vue résolument prospectif. Elle considère le symbole dans sa dynamique anticipatrice. Cette méthode cherche à « établir le sens du produit inconscient pour l’attitude future du sujet » (« Types psychologiques » p. 422). Elle s’assortit de l’interprétation dite « sur le plan du sujet » dans laquelle chaque élément du rêve est mis en rapport avec le rêveur lui-même, chaque personnage représentant alors un élément la plupart du temps inconnu de sa psychologie. Il s’agit ni plus ni moins de faire prendre conscience au rêveur de ses projections. La question se pose alors de savoir à quel moment utiliser une méthode plutôt que l’autre. Je ne peux pas ici entrer dans une discussion détaillée mais je vous propose une illustration clinique. Une jeune femme dont la vie est empoisonnée par la jalousie amoureuse fait le rêve suivant :
« Je vois une femme qui est avec Bruno, mon compagnon ; elle est pleine de fantaisie, elle a beaucoup de personnalité et manifeste une grande liberté ; je vois que Bruno est sous le charme, il est complètement conquis. Ils rient ensemble et se dirigent vers la chambre à coucher.Curieux ! Je ne ressens aucune espèce de jalousie…J’observe cette femme et je découvre qu’elle a exactement les mêmes cheveux que moi, mais en plus court ». Ici le rêve donne lui-même l’indication du type d’interprétation. Sur le plan de l’objet, la jeune femme radieuse du rêve aurait fait apparaître le profond sentiment d’insécurité et d’infériorité de la rêveuse qui aurait été en proie à la jalousie comme dans la réalité. C’est la tonalité émotionnelle du rêve qui place le travail sur le plan du sujet – « Curieux ! Je ne ressens aucune espèce de jalousie ». Au réveil, l’analysante intriguée par la ressemblance entre la chevelure de la femme du rêve et la sienne en arrive à se demander si cette femme ne figurerait pas un aspect potentiel en elle, celle qu’elle pourrait devenir pour séduire Bruno par exemple.
Il arrive que certains rêves apparaissent comme étrangers, venus d’un ailleurs inaccessible au travail des associations. Il est alors intéressant de mettre en résonance ces matériaux oniriques en les rapprochant de motifs analogues tirés de la culture du rêveur puis de thèmes dont l’expression symbolique rejoint celle de cultures plus éloignées. C’est ce que Jung appelle l’amplification. Par exemple : une analysante rêve qu’elle se trouve dans un désert et marche sans connaître sa destination. Elle parvient à un endroit d’où sont en train de sortir de terre quatre colonnes formant un quadrilatère. Puis au milieu de ce quadrilatère, un dôme émerge lentement du sol. Elle se demande s’il ne s’agit pas d’une mosquée. Mais lors de son récit à l’analyste, elle souligne un paradoxe : l’architecture apparaît à mesure que le vent disperse les sables, ce qui lui évoque la mise au jour de bâtiments très anciens, des fouilles archéologiques. Mais en même temps, les pierres de ce bâtiment sont blanches, comme s’il s’agissait d’un ouvrage récemment construit et qui se dévoilerait comme pour une inauguration, précise-t-elle. Le rêve ne suscite aucune association personnelle et rien d’autre que de l’étonnement.
La structure quaternaire associée au cercle contenant du dôme évoque le mandala, représentation de la totalité comme résultant de l’union des opposés. Ce genre de rêves renfermant des éléments de l’inconscient collectif ne survient pas à n’importe quel moment de la vie, mais lorsque les moyens conscients de faire face aux difficultés ont été épuisés. Alors s’activent des représentations provenant d’une couche sédimentaire du psychisme que Jung appelle la psyché objective ou l’inconscient collectif. Dans « L’homme à la découverte de son âme » Jung écrit : « Les rapprochements entre les motifs oniriques types et des thèmes mythologiques permettent de supposer (…) que la pensée onirique est une forme phylogénétique antérieure de notre pensée » (p. 211). Ces éléments symboliques recèlent fréquemment un caractère fascinant qui peut conduire à la fuite de soi-même dans l’inflation psychique. C’est pourquoi les sédiments de cette psyché objective doivent être subjectivés, ramenés au sujet. Le mandala est apparu alors que l’analysante était sous le coup d’une perte professionnelle et dans l’élaboration d’un deuil et elle se sentait désorientée, errant dans le désert sans connaître sa destination, comme l’évoque le début du rêve.
Comment reconnaître et distinguer les contenus appartenant à l’inconscient personnel de ceux qui appartiennent à l’inconscient collectif ? Regardons le rêve fait par une femme de 45 ans qui demande à entreprendre une analyse espérant ainsi s’alléger de la pesanteur d’une enfance blessée et trouver une solution à un conflit conjugal qui s’éternise. Environ un an et demi après le début de notre travail, à l’occasion d’un banal examen médical, on diagnostique un cancer. Elle continue de venir à ses séances malgré la lourdeur des traitements. Une nuit, elle rêve qu’elle se rend à une fête chez des amis en compagnie de son mari et de leurs enfants. Mais elle n’a pas envie de faire la fête, elle ne veut voir personne. Elle se retrouve dans un dortoir, couchée dans un lit anonyme. Tout à coup, elle voit une chambre d’enfant tapissée de belles couleurs dans laquelle tourne un manège. Un arc-en-ciel surplombe la chambre. Sur la couette du lit est installé un bébé asiatique vêtu de rouge. À y regarder de plus près, il ne s’agit pas d’un bébé mais d’un être humain miniature, une femme aux traits asiatiques. Suit alors un long échange de regard entre la rêveuse et ce personnage qui ne parle pas mais dégage une présence attentive et bienveillante et une chaleur réconfortante. Les associations évoquent principalement la compassion et l’empathie que la rêveuse ne trouve pas dans son entourage et qu’elle attribue aux religions orientales et au bouddhisme, ainsi que sa difficile quête de sérénité.
La première partie du rêve met en scène la situation actuelle de l’analysante dans la réalité : elle ne parvient pas à trouver sa place dans la vie familiale, elle couche dans le dortoir, n’a pas d’espace propre. La dépression et la maladie physique la détournent d’une extraversion qui rassurerait sa famille ; elle ne veut pas faire la fête, elle s’introvertit. Et là, il y a un basculement dans le rêve avec l’apparition des couleurs et la présence du manège dont le mouvement de rotation sur lui-même indique que l’on entre dans le temps circulaire de l’inconscient collectif. En effet, le temps circulaire s’oppose au temps linéaire de par l’absence de butée de la mort et le retour cyclique aux origines. C’est le mode temporel du mythe, du sacré et des archétypes de l’inconscient collectif. Quant au personnage assis sur la couette, il condense plusieurs aspects : d’abord la petite fille laissée seule et dont personne n’avait le temps de s’occuper qu’était cette femme pendant son enfance ; puis l’enfant symbolique du devenir exprimé par la bonzesse miniature dans sa robe rouge, figure emblématique de la sérénité bouddhique. Puis nous avons aussi l’arc-en-ciel qui symbolise le souhait de faire la paix avec un passé difficile et une situation conjugale sclérosante. Plus que les images, ce qui a frappé l’analysante, c’est l’effet qu’elles ont produit sur elle : une efficacité ne passant pas par les mots mais par ce regard étayant et valorisant que jamais sa mère ni son père n’ont pu poser sur elle. C’est d’ailleurs ce regard qu’elle vient solliciter dans le transfert de la part de son analyste dont le cabinet est tapissé de cette couleur rouge orangé de la tunique des moines bouddhistes…Ceci illustre aussi à quel point la dynamique du transfert irrigue et nourrit le travail.
Il existe une question récurrente à propos d’interprétation, c’est l’évaluation de sa pertinence. Existerait-il des critères de vérité ? Comme c’est le cas dans les autres écoles analytiques, l’interprétation est d’abord une hypothèse proposée à l’analysant puis élaborée à deux. C’est par l’effet produit par cette interprétation sur l’analysant que l’on découvre si on a fourni une interprétation utile. Jung insiste sur la nécessité d’obtenir l’assentiment du patient à l’interprétation proposée.
Il arrive qu’un seul rêve soit insuffisant pour donner lieu à une élaboration suffisamment poussée. Jung a souvent recommandé de s’attacher à interpréter des séries de rêves dans lesquelles se révèle une dynamique, une évolution des représentations. Il a étudié d’abondantes séries de rêves, notamment dans deux de ses ouvrages importants : les rêves de Miss Miller dans « Métamorphoses de l’âme et ses symboles » et ceux du physicien Pauli dans « Psychologie et alchimie ». Dans ses travaux, il s’est attaché exclusivement aux images de l’inconscient collectif, adoptant une attitude opposée à celle qu’il préconise, comme il le signale lui-même dans la préface de « Psychologie et alchimie ». Il faut cependant préciser que ni Miss Miller ni Wolfgang Pauli n’ont été les patients de Jung. Ce dernier a procédé à une sorte de greffe des matériaux oniriques recueillis, comme s’il avait fait ces rêves lui-même, et il a fourni ses propres associations et amplifications. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une démarche thérapeutique : le rêve est devenu dans ce cas un produit culturel et le véhicule vivant de la théorie.
Rêve et souffrance psychique
Pour Jung le rêve est d’abord un processus naturel qui décrit symboliquement la situation psychique du rêveur. Je pense par exemple à une personne débordée par une angoisse intense qui a rêvé d’une sphère incandescente à l’intérieur de laquelle se trouvait une sorte de gros bébé de plastique désarticulé et dont l’intérieur était vide… Mais le rêve peut également être la manifestation d’une activité d’auto-guérison de par sa fonction d’autorégulation du psychisme. Cet aspect est sensible dans les rêves survenant lors des crises, comme dans les exemples évoqués plus haut. On peut aussi en trouver une illustration dans les cas de rêves post traumatiques. Jung évoque ainsi la fonction cicatrisante des rêves récurrents survenant au décours d’un traumatisme (« Essai d’exploration de l’inconscient » p. 66). Un livre paru récemment (Bernard Lempert « Le tueur sur un canapé jaune », Seuil 2008) développe l’idée que, dans les cas de violences subies - qu’elles soient individuelles ou collectives - les rêves constituent une tentative que fait la psyché pour comprendre et intégrer ce qui la fait souffrir. Cependant, dans les cas de souffrance psychique grave, lorsqu’il existe une structure pathologique, le processus d’autorégulation est altéré. Il ne peut fonctionner normalement. Les rêves semblent errer dans tous les sens, sans embrayage possible avec le conscient, sans axe, sans finalité. En effet, si le moi est inexistant ou insuffisamment constitué, il ne peut jouer son rôle de partenaire de l’inconscient. Le rêveur est alors noyé, possédé par le pouvoir de fascination des images archétypiques. L’énergie véhiculée par les images, faute d’être canalisée, devient destructrice. C’est pourquoi Jung met en garde contre une utilisation imprudente des matériaux oniriques collectifs et insiste sur la nécessité de bien les distinguer des contenus personnels, ceci en raison du nombre de psychoses latentes.
D’autres initiatives ont vu le jour dans le sillage parfois lointain des idées de Jung comme le « Cyber dream work » qui utilise internet pour constituer des sortes de cellules qui travaillent des rêves en temps réel.
Rêve et temporalité
Dans « L’homme à la découverte de son âme » (p. 265) Jung écrit que l’assimilation à la conscience des contenus du rêve, vue dans le déroulement du temps, conduit, au-delà du succès curatif, vers le but lointain de l’individuation. Les séries de rêves sont l’expression spontanée de ce processus. On peut dire que l’individuation vise à la fois l’autonomie de l’individu et sa complétude, non dans une idéalisation narcissique de recherche de la perfection, mais par la mise à l’épreuve répétée de sa réalisation dans la relation à l’autre. Comme tout ce qui touche au sens de la vie en général, l’individuation est fortement connotée de numinosité, de pouvoir de fascination. Il convient donc de dissiper quelques malentendus : à mon sens, l’individuation n’est ni une récompense, ni le salut de l’âme, ni le « happy end » ou le couronnement d’une vie. Elle s’appréhende en termes de relances successives et s’effectue selon les modalités complexes du temps psychique.
Chacun de nous a fait un jour l’expérience de la dilatation du temps dans le rêve : nous écoutons quelqu’un parler – peut-être lors d’une conférence – et nous nous assoupissons. Nous faisons tout un rêve au terme duquel nous nous réveillons. Dans l’immédiat, nous pensons avoir quitté la scène pendant un certain temps ; puis, en écoutant l’orateur, en regardant notre montre, nous nous apercevons qu’il ne s’est écoulé que quelques secondes.
À l’inverse, certains scénarios de rêves nous donnent l’impression de résumer une longue tranche de vie comme dans l’exemple suivant : un homme traversait depuis de longues années une suite de conflits dans sa vie professionnelle et rencontrait de lourdes difficultés dans sa vie privée. Il dépensait une grande énergie pour rester debout, ne pas se laisser abattre, continuant à espérer une issue favorable à sa situation. Il se vit en rêve randonner en montagne et surmonter plusieurs obstacles importants grâce à sa ténacité et à son énergie. Au détour d’un chemin, une silhouette vêtue de noir et encapuchonnée l’attendait, immobile ; en l’observant il reconnut la mort. Sous le vêtement, un squelette tenait une faux. Quelle ne fut pas sa surprise de n’éprouver aucune angoisse mais un grand soulagement. La connotation macabre s’estompait derrière le sentiment d’une vie accomplie, achevée. À l’époque de ce rêve, l’homme avait la quarantaine, ce n’était donc pas un rêve de vieillard…Il considéra ce rêve comme l’image synthétique qu’il pourrait avoir de sa vie à la veille de sa mort, et cette image l’aida à relativiser les tensions anxieuses qui l’habitaient trop souvent et gâchaient une partie de ses relations familiales et amicales.
Ces exemples nous indiquent l’intérêt qu’il y a à évaluer « l’échelle » du rêve, comme lorsque l’on consulte une carte d’État major pour se repérer sur un territoire : sommes-nous à l’échelle de quelques jours à partir de la situation présente ? Ou le rêve embrasse-t-il une vaste période en paraissant anticiper sur l’avenir ?
En tout cas il faut nous rendre à l’évidence, le temps du rêve n’est pas celui d’une chronologie linéaire. Pour Jung le temps de l’inconscient se présente comme un temps « disloqué » s’inscrivant dans un champ duquel est absente la continuité telle que nous la vivons dans nos sensations et perceptions conscientes. Sa longue pratique de l’étude des séries de rêves le persuade que les contenus oniriques ne dérivent pas les uns des autres, mais se rattachent à un centre non identifiable à partir duquel ils rayonnent dans l’espace psychique. La remémoration, elle, ne peut s’effectuer que dans un ordre chronologique, du fait du franchissement du seuil de la conscience. Mais « la série qui nous paraît chronologique n’est pas la véritable série (…). La véritable configuration du rêve est radiale : les rêves rayonnent à partir d’un centre et ne viennent qu’ensuite se soumettre à l’influence de notre perception du temps ». C’est en raison de ce caractère disloqué du temps que certains rêves apparaissent comme annonciateurs. Voici un exemple qui illustre les enchevêtrements entre différentes modalités temporelles qui peuvent donner l’impression d’un enjambement du temps linéaire par le rêve. Une jeune femme et son compagnon ne parvenaient pas à concevoir l’enfant qu’ils désiraient. Cette jeune femme décida d’entreprendre une thérapie pour plusieurs motifs, pas uniquement pour ce problème de procréation. Au bout de cinq mois de thérapie, une grossesse s’annonça. À environ huit semaines de grossesse, la jeune femme rêva qu’elle et son compagnon étaient tirés du lit par un grand vacarme provenant de dehors. Il se passait une bataille interstellaire : le ciel était couvert de vaisseaux spatiaux qui se tiraient dessus. Ils se regroupaient par essaims et allaient à une vitesse inimaginable. « C’était comme des spermatozoïdes fonçant partout dans le ciel » précisa la rêveuse. Ce rêve ne donna lieu à aucune association ni émotion particulière. Immédiatement, je pensai à cet espace contenant si vaste et si hostile et je redoutai silencieusement que ce rêve n’annonce une fausse couche, ce qui se produisit deux semaines plus tard. Dans ce cas, le temps particulier de la grossesse a pu activer une aptitude quasi phylogénétique à percevoir de subtils signaux somatiques et à les organiser en une dramaturgie au moyen de représentations collectives, même si les collisions et chutes d’astres figurant l’Apocalypse par exemple dans les fresques des églises romanes ont été remplacées dans ce rêve par des vaisseaux spatiaux….Les représentations changent mais l’activité symbolique demeure invariablement, expression de la continuité au niveau de l’espèce humaine. Ainsi dans nos rêves se nouent les combinaisons multiples des différentes qualités temporelles.
Les rêves, comme les empreintes digitales, portent la marque de la singularité de chaque individu à partir d’éléments communs à tous. Ils peuvent être des révélateurs de certains de nos traits de personnalité mais ils brouillent aussi les cartes et nous égarent. Plus on les étudie et plus le mystère qui les accompagne s’épaissit. Il n’y a pas d’inventaire possible de l’inconscient au moyen des rêves. Le travail des rêves et sur les rêves creuse un sillage éphémère qui se comble rapidement ; les traces se perdent et chaque nouveau rêve nous met devant une forêt touffue à explorer.
Ce texte est issu d’une conférence donnée le samedi 11 octobre 2008 lors du colloque « Jung et le rêve ».
Claire Dorly
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