vendredi 18 février 2011

Voyage en Orient de Nerval, l'illusion d'un rêve continuel



Le voyage de Nerval est essentiellement littéraire – l'auteur écrit parfois sur des lieux qu'il n'a jamais visités, dont il n'a qu'une connaissance livresque – et en grande partie fantasmé. Nerval part confronter “son” Orient onirique à l'Orient réel. La relation de voyage lui permet, ainsi, d'explorer la thématique qui alimente l'ensemble de son œuvre : la tension tragique entre rêve et réalité.

À la recherche de la femme idéale

L'Orient, pour Nerval, c'est avant tout la « terre maternelle », c'est-à-dire le berceau de l'humanité. La terre, aussi, de l'omniprésente Isis, déesse-mère qui cristallise toutes les qualités de la femme idéale que poursuit le poète à travers son œuvre entière – de Sylvie à Aurélia.
Dans l'univers nervalien, où le rêve prédomine, la femme orientale remplit une fonction particulière. Son voile – occultant le réel – permet le déclenchement d'un processus d'idéalisation. Sa beauté reste à l'état de promesse : sous le voile, on peut imaginer n'importe quels traits et particulièrement ceux d'une femme divine. Créature irréelle dont les secrets ne se révèlent qu'au terme d'une initiation mystique.

La fascination des langues étrangères

Autre élément permettant la rêverie : la barrière du langage, qui rend possible le mystère. Puisqu'on ne comprend pas ce que dit l'autre, on peut prêter à ses paroles le sens que l'on désire : « il y a quelque chose de séduisant dans une femme d'un pays lointain et singulier qui parle une langue inconnue ».
Le Voyage en Orient est truffé de mots arabes et turcs qui vont jusqu'à revêtir, pour Nerval, le pouvoir magique du sésame. C'est le cas pour l'interjection fortement polysémique « Tayeb ! » qui apparaît très tôt dans l'œuvre et surgit à de fréquentes reprises pour sortir le narrateur de situations parfois scabreuses.

Un environnement propice à l'ésotérisme

Nerval définit « l'admiration de la nature » comme l'essence de la prière du poète. Or, la nature orientale est proprement idyllique. Les paysages qu'il découvre avec émerveillement fournissent à l'écrivain matière à descriptions lyriques :
« Ô nature ! beauté, grâce ineffable des cités d'Orient bâties aux bords des mers, tableaux chatoyants de la vie, spectacle des plus belles races humaines, des costumes, des barques, des vaisseaux se croisant sur les flots d'azur, comment peindre l'impression que vous causez à tout rêveur ! »
 
L'Orient représente également le lieu où Nerval peut laisser libre cours à sa tendance au syncrétisme, dans la mesure où les Orientaux ont « une tolérance mutuelle pour les religions diverses ». Ouverture d'esprit qui autorise une rêverie mystique où toutes les confessions fusionneraient. La religion druse, notamment, « formée des débris de toutes les croyances antérieures », permet – selon Nerval – « d'accepter toutes les formes possibles de culte ». Elle est, par ailleurs, associée à la franc-maçonnerie dont il était proche.

Du rêve à la réalité

Pour autant, Nerval n'est pas dupe. Lorsqu'il avance que voyager c'est « se permettre l'illusion d'un rêve continuel », il sait pertinemment qu'il n'est pas en train de rêver. Seulement, souvent blessé par la médiocrité du réel, il s'arroge le droit de donner à son voyage les apparences du rêve.
Le motif du théâtre, récurrent dans l'œuvre, traduit cette volonté de distanciation. Nerval s'assimile régulièrement aux personnages de comédie vivant – au long de son périple – moultes péripéties dignes d'un vaudeville. Le Voyage en Orient est, de fait, ponctué de scènes de méprise qui rappellent les pièces de Molière.
Exemple au Caire : après avoir longtemps suivi deux femmes voilées, le narrateur – qui s'était cru « en pleines Mille et Unes Nuits » – arrive chez un militaire français (qu'il prend d'abord pour « un Turc des plus majestueux »), où il découvre que ses deux belles inconnues n'ont rien d'exotique : l'une est la femme du militaire, l'autre sa sœur ! « Je riais beaucoup », conclut Nerval après cette déconvenue supplémentaire.

Une cruelle désillusion

De cette auto-dérision découle une vaste entreprise de démystification du soi-disant onirisme de l'Orient. Nerval, en fin de compte, dénonce les puissances de l'imaginaire auxquelles il vouait pourtant son texte. Tout ce qui semblait, au départ, idéal est volontairement dénigré.
En premier lieu, les femmes. Constamment rapprochées du monde animal, elles font l'objet de comparaisons grotesques avec les oiseaux, les singes ou les palmipèdes. Au fil de son récit, le narrateur se pose non plus en esthète désireux d'atteindre un idéal féminin mais en « propriétaire », dont l'unique préoccupation est de savoir comment nourrir sa jeune esclave Zeynab. Finalement, l'amour perd sa dimension sublime pour devenir un simple sujet de considérations matérielles.

La mise à mal de tous les espoirs initiaux

La langue, elle aussi, est source de désillusions. Au Caire, ce que Nerval avait pris pour un magnifique « chant de pâtre » arabe n'était qu'une « sotte chanson politique », dont il aurait préféré ignorer le sens. Même chose pour la nature, régulièrement présentée comme déliquescente. Désagrégation soulignée par l'abondance des termes ressortissant à la thématique de l'Égypte-tombeau – pays où règnent la mort et les ruines.
Quant aux promesses du syncrétisme, elles sont mises à mal par la guerre que se livrent Druses et Maronites : la tolérance orientale a donc, elle aussi, ses limites ! Enfin, l'espoir qu'avait fondé Nerval de changer d'identité est également détruit. Malgré sa volonté sincère de respecter les mœurs locales, le voyageur européen ne peut abandonner ses préjugés : « quoiqu'on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent français ».
L'expérience du voyage, chez Nerval, serait donc foncièrement expérience de l'échec. Voyager, ce serait confronter son rêve à la réalité et se rendre compte qu'ils sont définitivement incompatibles. « L'humble vérité [comme l'avoue le poète] n'a pas les ressources immenses des combinaisons dramatiques ou romanesques. »
 
En dépit d'un effort considérable pour croire en un Orient idéal, Nerval fait de la découverte de cet endroit un constat de défaite. Toutefois, puisqu'il devient – par l'écriture – une œuvre d'art, ce voyage ne peut-il pas être sauvé par sa transposition littéraire ?
Gérard de Nerval, Voyage en Orient, « Folio classique » 3060, 1998
 

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