LA NEVROSE D’ABANDON
De Germaine Guex
Ouvrage, écrit en 1943, publié en 1949 , réédité en 1973 sous le titre LE SYNDROME
D’ ABANDON, qui se réfère notamment à Fénichel (THE PSYCHANALYTIC
THEORY OF NEUROSIS , 1945), Piaget ( LE JUGEMENT ET LE RAISONNEMENT CHEZ
L’ENFANT,1924 ; LA CAUSALITE PHYSIQUE CHEZ L’ENFANT, 1927) et Dr Odier
(L’ANGOISSE ET LA PENSEE MAGIQUE), et qui fait toujours autorité en la
matière (cité par M. Lemay à plusieurs reprises dans J’AI MAL A MA
MERE , 1979 et 1993), même si la réédition donne lieu à quelques mises
au point et actualisation (voir NB) de l’auteur dans une note
préliminaire.
Germaine Guex,
analyste, justifie sa recherche par deux observations cliniques : celle
de patients « dont la structure psychique ne rentre pas dans le cadre
des descriptions freudiennes des névroses » ( introduction ) et celle,
qui confirme la première, et qui constate qu’il n’y a pas eu de
modification du comportement et de l’adaptation au réel chez les malades
ayant suivi une thérapie freudienne classique.
Elle
constate pour ses malades « dont la vie psychique est dominée par le
problème de la sécurité affective et la crainte de l’abandon » (p2) une
nécessité première : « s’assurer l’amour et par là maintenir la
sécurité » (p3). Elle soutient que le problème de l’oedipe ne se pose
pas pour eux, que « l’abandonné aspire au sentiment de fusion avec un
autre être (mère) et non au sentiment de relation qu’il ne conçoit même
pas.[…] C’est sur le plan du moi, par une analyse serrée du vécu, actuel
et passé, que de tels malades trouvent leur libération.[…] et c’est la
preuve d’une évolution considérable[…] quand vers la fin de leur analyse, on les voit faire une franche poussée oedipienne. »(p17).
Son
étude s’ouvre par une définition de l’abandonnique, névrosé qui
« envisage tout et tous du point de vue de l’abandon vécu et redouté[…]
En fait, l’expérience nous montre que les répercussions psychiques sont
identiques, que l’individu ait été en fait frustré des soins attentifs
et de l’amour de ses parents ou qu’il ait cru l’être. »(p7). Celui-ci, non identifiable de prime abord par le thérapeute, requiert
de ce dernier une prise de contact délicate puisque l’analyste va
représenter « l’objet nouveau et essentiel sur lequel se cristallisent
l’attente et l’activité abandonnique, avec tout ce qu’elles comportent
d’espoir, mais aussi avec les tendances interprétatives à sens unique,
alimentant l’agressivité, et le masochisme affectif qui les accompagnent
nécessairement. » Autant d’hommes que de femmes et des âges divers pour
entreprendre une cure, face à la réactivation de l’angoisse initiale
par une circonstance extérieure. Cette névrose repose sur « l’angoisse qu’éveille tout abandon, l’agressivité qu’il fait naître et la non valorisation qui en découle. »(p13)
Germaine Guex distingue deux types d’abandonniques : le négatif-agressif dominé par la rancune de n’avoir pas été aimé et le positif aimant,
avant tout en quête d’amour, avec tout l’arbitraire inhérent à un
classement et l’existence de types intermédiaires entre ces deux
extrêmes. Le premier connaît absence de valorisation et de sécurité
affective, très fort sentiment d’impuissance en face de la vie et des
autres, et rejet total de toute responsabilité; le second est oblatif,
poussé par un besoin personnel réparateur et l’espoir de conquérir
reconnaissance et amour (avec risque d’asservissement de l’autre).
Elle
attire l’attention sur le fait que la non-valorisation (sentiment de
valeur non acquis) est moins facilement discernable chez l’abandonnique
que les manifestations d’angoisse et d’agressivité : dans certains
domaines, il peut parvenir à un niveau certain de réussite et, sur le
plan affectif, se trouver très insécure. Il connaît des doutes multiples
envers lui-même : « je ne vaux pas qu’on m’aime »(p32) et un sentiment
aigu de n’avoir sa place nulle part, d’être partout de trop, d’être
« l’autre », la personne dont on peut se passer, dont on n’a pas
besoin[…], de se sentir toujours prêt à être répudié, abandonné
et…faisant inconsciemment tout ce qu’il faut pour que la catastrophe
prévue se produise. »(p36). De plus, non valorisé, l’enfant sera en
proie à des peurs diverses dont, adulte, il sera encore l’objet,
qu’elles soient du registre physique, cosmique ou psychique, cette
dernière se concrétisant dans la peur de se montrer tel qu’on est, la peur du risque affectif, la peur de la responsabilité. En outre,
l’abandonnique
a une fausse image de lui- même : « Comme tout être infériorisé, il
oscille entre le doute de lui- même et les ambitions excessives. »(p42).
Pour le positif-aimant, le manque d’amour de son enfance
est réparable, il peut s’évaluer positivement, mais son jugement sur
lui-même fluctue jusqu’à aller dans une profonde
dépréciation. Le négatif-agressif, lui, garde le sentiment qu’il a été
victime de l’injustice des autres et du sort et, à l’exception parfois
de sa vie intellectuelle ou d’autres secteurs privilégiés,
s’auto-déprécie profondément.
Devant l’idée de la
mort, les abandonniques se sentent menacés ou, au contraire dans
l’espoir de la délivrance, ce qui, d’après l’auteur, est le cas le plus
fréquent : la mort est envisagée comme un accomplissement ; « la
béatitude de la mort rejoint pour eux la béatitude de la petite enfance,
faisant table rase des malheurs, des déceptions, des échecs que la vie
leur a apportés (p52); ( cf aussi les rêves ou fantasmes de mort à
deux, « compensant l’impossible vie à deux »analysés par le Dr Odier)
Après avoir décrit les symptômes, l’auteur aborde les structures psychiques de l’abandonnique et en identifie trois :
-Le type abandonnique élémentaire ou simple,
chez qui « l’analyste ne distingue pas de fixation oedipienne
caractérisée ni d’instance surmoïque précise et stable au sens freudien
du terme »(p55). Ils fonctionnent sur un système de régulation bio-affective, qui n’obéit à aucun principe a priori ;
leur vie psychique n’est pas élaborée, elle est tout entière
« sentie », indépendamment de leur degré d’intelligence, pas de sens de
l’abstraction; on peut les comparer à de petits enfants. Extrême
faiblesse ou quasi inexistence de leur moi. Erotisme sexuel peu
développé, primauté de l’affectif, stade génital non atteint.
-Le type abandonnique complexe
qui est le plus fréquent, chez qui se développe, par des
identifications successives, le moi idéal, stade qu’il ne dépasse pas et
source d’interdits dont il sera difficile de libérer le malade, ces
systèmes d’interdictions « ayant pour caractère d’être conscients alors
que le surmoi ne l’est pas »(p66) . G. Guex explique que les
identifications premières se transforment en code rigide
et limitatif lorsqu’elles comportent des éléments douloureux;
lorsqu’elles créent chez l’enfant « sentiment d’infériorité, de
faiblesse, d’incapacité à égaler, en même temps que de danger à se
soustraire à cette tentative (p67), lorsqu’elle est accompagnée
d’angoisse.
-Le type mixte, les plus déroutants et les plus difficiles à diagnostiquer.
Est
examinée ensuite « la construction de la névrose elle-même sur cette
base d’abandon, c'est-à-dire l’intervention aux différents stades de
l’enfance des facteurs libidinaux et psychologiques et la façon dont ils
se combinent au facteur abandonnique pour donner naissance à un
syndrome spécifique (p), […] cette action étant modifiée par le facteur
initial de la névrose : l’abandon et le stade d’angoisse primaire auquel
il a fixé le sujet . »
Dans le chapitre suivant,
l’analyste envisage trois causes initiales du syndrome d’abandon : la
constitution des enfants, l’attitude affective des parents, les abandons
traumatiques, ces derniers n’étant pas nécessaires à la formation de la
névrose, mais s’inscrivant dans un milieu familial défectueux et chez
un enfant fragile par nature. Elle insiste sur des prédispositions
organiques et psychiques chez l’enfant abandonnique, fondant ses
observations sur des tout petits difficiles à élever, témoignant d’une
« gloutonnerie » affective et liant à leur angoisse une somatisation
(troubles digestifs…). A propos des parents, elle met en évidence deux
points : d’abord la distinction à faire entre différentes
sortes d’abandon, l’enfant réagissant sans angoisse si les frustrations
sont objectivement motivées; ensuite la question de la relation entre le
fait d’être aimé et le sentiment de valeur personnelle (Cf
Fénichel : « Le petit enfant perd l’estime de soi quand il perd l’amour,
il la retrouve quand il retrouve l’amour »p101), d’où l’importance
capitale du facteur familial dans l’étiologie du syndrome d’abandon. Il
ne faut pas perdre de vue pour autant que des parents normalement
attentifs peuvent se heurter à la mentalité abandonnique de leurs
enfants et il revient donc à l’analyste de leur expliquer cette part
importante mais non irrémédiable de ce facteur.
Le
dernier chapitre est consacré à la thérapeutique : dans le cas des
abandonniques, l’indication du traitement dépend de trois facteurs :
l’intensité et le caractère du masochisme, ceux de l’agressivité, « le
mode d’aimance » (minimum de capacité oblative). Le masochisme (pulsions
anti-biologiques) peut être réactionnel ou fondamental et l’analyste
appréciera, dans ce dernier cas, l’espoir d’amélioration possible.
L’agressivité, qu’elle soit réactionnelle ou non, constitue une
contre-indication moindre à la cure qu’un masochisme profond. Enfin,
concernant l’aptitude à aimer, « sans un minimum de capacité oblative,
(le malade) ne sortira pas de son narcissisme blessé. » Durée de
traitement plus long pour le type négatif-agressif que pour le
positif-aimant.
Sur le plan technique, l’analyste
« devra diriger ses interventions dans le domaine du vécu actuel, du
détail quotidien auquel il convient de ramener sans cesse
l’abandonnique, afin de l’analyser inlassablement par rapport aux deux
centres d’erreurs névrotiques : l’insatiable besoin d’amour et les peurs
qui s’y opposent »(p111) . Il peut être nécessaire de commencer la cure
par une revalorisation du moi. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit
d’abandonniques, la relation analytique sera plus active, moins
impersonnelle que dans l’analyse classique, même si l’analyste veille
avec rigueur à ne rien mêler de lui-même ni de sa vie privée à
l’analyse. Il faudra être particulièrement attentif aux interruptions de
celle-ci, souple face aux éventuels cadeaux, ne pas
redouter « l’accrochage » du malade à l’analyste, G. Guex témoignant
que, en 5 ou 6 ans de pratique, elle n’en avait jamais vu se produire
avec la technique exposée. Enfin, ne pas méconnaître la crise de la
guérison, au cours de laquelle, l’analysé vit « une sorte de deuil du
lui-même qu’il a connu et aimé jusqu’alors et de ses illusions
perdues »(p124), sous peine de faire échouer l’analyse. De même, être
très attentif à la fin de la cure : prévenir l’analysé qu’il restera
vulnérable et prédisposé à l’angoisse; espacer progressivement les
séances, avoir montré la nécessité pour chaque être humain d’intérioriser ses relations affectives.
Il sera impératif aussi d’éclairer l’analysé sur le rôle dans sa névrose : de la pensée
magique (cf. Frazer, Lévy-Brulh, Piaget, etc.), du réalisme
intellectuel au sens où Piaget, après Luquet, emploie ce terme. Savoir à
quel stade libidinal est parvenu le malade est également d’une
importance extrême : est-il ou non parvenu au stade de différenciation
de l’oedipe ? (voir l’article de Jeanne Lampl de Groot qui cite en
exemple un cas communiqué par Paul Federn), ne pas surestimer
l’importance de la phase oedipienne au détriment de la phase
préoedipienne. Enfin ne pas négliger que des symptômes se prêtent à une
double interprétation, par exemple :
-Complexe de castration ou angoisse d’abandon ?
-Œdipe ou angoisse d’abandon ?
-Triangle oedipien ou mesure de sécurité ?
G. Guex conclut que l’analyse seule permet de « délivrer l’abandonnique de son angoisse profonde et d’assurer son adaptation
affective au réel »(p137) sous réserve que soient prises en compte les
modifications qu’elle a apportées au long de son ouvrage,
notamment « le caractère inadéquat de l’application de la théorie des
névroses oedipiennes au traitement de l’angoisse d’abandon. »(p141)
NB :
Trente
ans après, Germaine Guex fait précéder la seconde édition après avoir
renommé son ouvrage « Le Syndrome d’Abandon », d’une note préliminaire.
Elle y explique que du fait de la guerre, elle ignorait « La Dépression
Anaclitique » (Spitz) et « La Phase Préoedipienne du Développement de la
Libido » (Ruth Mack Brunswick).
Elle reste, par
ailleurs et malgré le désaccord de la plupart des auteurs, convaincue «
de l’existence d’un facteur constitutionnel, d’une prédisposition
initiale qui rend certains enfants particulièrement vulnérables aux
inévitables frustrations de la réalité, et de l’éducation… »
Elle
revient aussi sur le caractère absolu de certaines de ses affirmations
relatives à l’agressivité et au masochisme des abandonniques.
Enfin,
elle déclare se trouver le plus en désaccord avec elle-même au sujet
des structures psychiques de l’abandonnique : elle ne valide plus l’idée
que le « ça » ne joue qu’un rôle secondaire dans cette structure et que
le surmoi n’existe pas, nuançant : « le rôle du surmoi demeure moins
prégnant que chez d’autres névrosés. »
En
ce qui me concerne, cet ouvrage me tenait à cœur, vu la problématique
abordée. Il a comblé mon attente, éclairant par des exemples cliniques
nombreux, les théories de l’auteur sur la névrose d’abandon. Il me
paraît important, dans une société où la famille est souvent éclatée, et
où l’abandon peut être durement ressenti par tel ou tel de ses membres que chaque thérapeute s’aide de cette lecture, dans laquelle Germaine Guex a mis tant de passion, pour mieux accompagner ses patients.