Le premier rêve d’Anna
Le bras glacé de Raymonde
C’était lorsqu’elle somnolait au bord des routes, aux côtés de Tommy et Manon, que Raymonde apparaissait à Anna, sous la forme d’un être familier qui devait être Raymonde, et auprès de qui Anna marchait, tout en luttant contre le froid et le vent, Anna, Raymonde, blotties l’une contre l’autre, dans une ville où traînait encore l’obscène présence de l’hiver et du froid, elles ne se parlaient pas, mais leurs yeux se cherchaient, et Anna se réveillait soudain en pensant à ce bras glacé de Raymonde qui avait touché le sien, sous le manteau de laine, Raymonde n’était plus là, mais la sensation du froid demeurait, Anna grelottait, pensait-elle, elle était encore transie de froid, même si la sueur jaillissait partout de sa peau rougie par le soleil. Souvent, après avoir aperçu Raymonde en rêve, Anna lui adressait vite une carte postale, de l’un de ces lieux sans gîte où elle errait, son écriture furtive, muette, s’appliquait à signer comme si elle eût été guidée par la peur, et cette sensation de froid qu’elle venait de ressentir si fortement, ce mot seulement, «Anna», rien de plus que le fantôme d’une écriture, d’un être à la dérive, mais toujours vivant, que Raymonde pourrait peut-être toucher, étreindre, de si loin, même si Anna pensait d’elle-même qu’elle ne reviendrait jamais plus dans ce monde où vivaient Raymonde et ses semblables, et ne serait jamais plus touchée et embrassée par eux.
Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec 1982 Genre de texte roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe au tiers du roman. Anna, une adolescente, plonge dans ses souvenirs associés à la période où elle a vécu loin de sa famille en compagnie de jeunes marginaux, dont Tommy et Manon, dans le sud des États-Unis. Sa mère, Raymonde, lui apparaissait alors en rêve.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 67.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.
Le second rêve d’Anna
Le sang
Étrangement, pensait Anna, nous entendions dire par la télévision, les journaux, que nos gouvernants jouaient au golf, montaient à cheval, nous les voyions embrasser leurs femmes et leurs enfants, à un retour de voyage, nous savions qu’ils étaient sensibles aux migraines, comme nous, mais nous n’avions jamais vu aucun d’eux annoncer à son peuple qu’il souffrait de la maladie d’Anna, et que cette maladie était incurable car c’était une indigestion de sang, sang sec ou frais, aucun d’eux ne disait qu’il était à en mourir, comme Anna, qu’ils ne pouvaient plus maintenir ces torrents de sang sous l’armure d’autorité et d’arrogance de leurs gouvernements, de leurs dictatures [...]
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Cette réalité du sang laissait si peu de repos à Anna, qu’elle la retrouvait encore, la nuit, dans ses rêves ; il faisait beau, c’était l’été, et Michelle était assise sur une pierre, au soleil, elle tenait à la main une partition de musique qu’elle ne semblait pas pouvoir déchiffrer, Anna s’approchait d’elle, et un torrent de sang clair jaillissait soudain de ses genoux, comme dans la vie, Michelle souriait à Anna, et ne semblait pas remarquer que ce sang si rouge, si clair, éclaboussait le ciel de son été, elle ne remarquait rien et souriait à Anna, sa partition de musique à la main, quand même dans ce rêve, Anna avait le présage que cette écluse de sang était là, comme une promesse de création qui ne serait pas accomplie, que la flamme créatrice qui hésitait dans ce cœur, serait demain meurtrie, ensanglantée, souvent Anna sortait de ce rêve, croyant avoir crié, mais ce cri ne franchissait pas ses lèvres, ce n’était qu’un murmure qui la réveillait elle-même [ ...]
Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec 1982 Genre de texte roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe au tiers du roman. Anna, une adolescente, plonge dans ses souvenirs associés à la période où elle a vécu loin de sa famille en compagnie de jeunes marginaux, dont Tommy et Manon, dans le sud des États-Unis. Ces souvenirs la poursuivent jusque dans ses rêves dans lesquels se trouve sa copine Michelle, fille d’une amie de sa mère Raymonde, qui étudie le piano et connaît des problèmes de drogue.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 77 à 79.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.
Le troisième rêve d’Anna
Le départ
[...] Anna parlait sans cesse alors de partir, dans tous ses rêves, elle se voyait déjà sur les routes et ne pouvait plus revenir, «il faut attendre encore un peu», disait Alexandre, qui allait la reconduire le matin à l’école, il lui racontait l’histoire d’Aliocha et courait avec elle d’un trottoir à l’autre, jusqu’à la cour de l’école où l’on vendait du pot, disait Anna, «demain, il ne faut pas oublier de sortir le chien», disait Alexandre, n’aimait-elle pas son chien, ses oiseaux, Anna écoutait Alexandre, sa main blottie dans la sienne, il lui arrivait ces jours-ci de rêver qu’elle partait très loin, puis revenait, avec son sac et ses vêtements boueux, elle était sur le seuil de la maison, mais voyait tout ce qui se passait, à l’intérieur, par la fenêtre, il y avait cet espace qui menait du passage à l’entrée de la cuisine, et dans cet espace sombre, elle voyait sa mère, Alexandre, le chien, leurs vies à tous les trois ne se déroulaient plus avec la sienne, et Raymonde disait de loin «je comprends tu es venue, un instant, mais tu veux déjà repartir», et Anna reprenait son sac de voyage qu’elle avait déposé sur les marches de l’escalier, elle l’accrochait à son dos, et sans dire adieu à son chien, elle s’éloignait seule dans la nuit, une nuit qui avait l’épaisseur et la densité voraces d’une jungle, elle partait, cette fois, sans retour, pensait-elle.
Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec 1982 Genre de texte roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe au tiers du roman. Anna, une adolescente, rêve de repartir sur la route et de reprendre le mode de vie qu’elle a connu loin de sa famille en compagnie de jeunes marginaux dans le sud des États-Unis. Alexandre, un écrivain avec qui Raymonde, la mère d’Anne, entretient une brève relation amoureuse, tente de la dissuader de partir.
Notes
Aliocha : ce prénom n’est cité dans aucun autre passage du roman. Il est possible qu’il s’agisse d’une référence indirecte au personnage éponyme du roman Aliocha (1991) d’Henri Troyat, écrivain né à Moscou en 1911 et qui s’établit en France en 1920. Tout comme Anna, Aliocha vit une adolescence troublée. Il est également possible qu’il s’agisse d’une référence indirecte au roman Humiliés et offensés (1861) de Dostoïevski (1821-1881), dans lequel on retrouve un prince tourmenté, Alexis Petrovitch, dit Aliocha.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 79-80.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.
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