mardi 18 janvier 2011

Rêves de Mike



Le premier rêve de Mike
Le livre abandonné

Et puis Mike avait oublié l’existence de Berthe qui s’écoulait loin d’eux tous, c’était ailleurs, c’était au loin, et sous les doigts frais de Gloria, d’autres rêves perlaient, oui, c’était pendant la nuit, peut-être, il se retournait avec sa douleur, sur un côté puis sur l’autre, afin de ne pas réveiller son frère Luigi, il courait avec sa mère dans ces régions du désert où fleurissent dans le chaos des dunes des roses naines, lesquelles semblent posséder pour elles-mêmes le secret de leur propre survie, si bien, pensait Mike, qu’elles résisteront à la destruction des hommes et deviendront un jour, pour les sables qui les ont accueillies, lorsque les mortels eux-mêmes à leur tour se seront entretués, elles seront, ces roses, odorantes, parfumées, la résurrection du désert, et Mike avait rêvé qu’il courait avec Gloria, et soudain ils avaient trouvé un livre abandonné dans le sable, Mike dit à Gloria, attends maman, je veux te le lire, et elle attendait, debout devant lui, immense et généreuse dans le soleil, il n’y avait plus aucune ombre devant elle, l’Hôtel des Voyageurs était fermé, aucune ombre, que le soleil, ni le souffle de Tim, pas même le souvenir de son pas, mais un vent d’orage s’était brusquement levé dans le ciel, cela, malgré le soleil et le ciel bleu, qui eût pensé que cela descendrait si vite sur vous, colérique et méchant, un vent glacial, oui, ou l’un de ces vents d’été qui précèdent les tornades, les calamités de la nature, les feuilles du livre s’étaient soudain toutes envolées, le vent ralentissait le pas, le souffle de Gloria, et Mike s’était réveillé, Luigi 2 qui était dur comme son père l’avait été, ou faible, ou les deux à la fois, avait dit à Mike en le poussant contre le mur : «J’vas chercher les chiens dans la cour, si t’arrêtes pas de bouger...» et Mike cessa de remuer [...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du roman. Mike, un jeune homme cancéreux, rêve de partir avec sa mère Gloria, propriétaire de l’Hôtel des Voyageurs, dans les déserts de San Francisco.
Notes
Berthe : sœur de Mike. Elle a renié sa famille et étudie dans une université anglophone. Tim : immigrant irlandais alcoolique qui a des relations sexuelles avec Gloria.
Luigi 2: c'est ainsi que Mike appelle son frère Luigi, pour le distinguer de son père, qui s'appelle aussi Luigi.

Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 93-94.



Le deuxième rêve de Mike
Les chiens sauvages

[...] Mike se souvenait de toutes ces nuits où le même cauchemar l’avait torturé, pendant que son frère Luigi ronflait lourdement à ses côtés, mais il y avait dans le sommeil de Luigi un calme souverain que Mike enviait et admirait car c’était le calme de la nature, le calme du soleil se levant après la tempête, Mike rentrait tard dans la nuit, comme Lucia, il rampait le long des barbelés de la cour, afin de pas réveiller les chiens mais soudain ils se dressaient tous contre lui, ils feignaient d’abord de le laver et de le lécher, la neige sale s’amoncelait dans la cour et Mike tremblait de peur car même s’il suppliait les cinq chiens sauvages de cesser leurs caresses, en disant, vous le voyez bien, je suis plus sauvage que vous encore, ne me touchez pas, vous avez reconnu en moi l’odeur du sang, ne vous approchez pas, les chiens, dans leurs jeux, roulaient avec lui dans la neige, et soudain, il n’était plus entre leurs pattes qu’une boule, il était caché à l’intérieur du corps sphérique mais eux ne le savaient pas car ce n’étaient que des chiens, et des chiens vigilants, ils l’avaient hébergé dans cette boule de neige et il ne pouvait plus s’enfuir, même s’il pleurait et criait, et il pleurait encore lorsqu’il s’éveilla [ ...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du roman. Mike, un jeune homme cancéreux, travaille à l’Hôtel des Voyageurs qui appartient à sa mère. Depuis que le père de Mike est en prison, ce sont des chiens sauvages qui montent la garde dans la cour de l’hôtel.
Notes
Lucia : jeune sœur de Mike.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 114.


Le troisième rêve de Mike
L’esclavage
[...] quand donc avait-il fait ce rêve et s’était-il réveillé en pleurant contre la dure épaule de son frère Luigi qui l’avait repoussé avec dégoût, lui et son obscur malheur, qui partageait le lit de l’innocence, l’innocence de vivre de Luigi, la vigueur de sa santé, dans ce rêve on avait envoyé Mike au loin, sur une île, sous un soleil blanc et torride, il devait casser des pierres tout le jour, courbé par cette tâche servile, il rampait dans la poussière, il avait soif, il sentait contre son dos brisé le regard de tous ses bourreaux, des hommes vêtus de blanc dont il ne voyait pas le visage, peut-être n’en avaient-ils pas, ils étaient menés contre lui par leurs actions obscures et terrifiantes, mais il ne pouvait plus leur échapper, ils étaient là comme un rempart, une falaise meurtrière, et Mike devait se soumettre à cet aveugle pouvoir, sans le comprendre, et soudain, il la reconnut au loin, c’était elle, Judith Lange, elle venait le chercher seule à bord d’un fastueux voilier qui glissait doucement sur l’eau placide, elle lui faisait un geste de la main, il ne tarderait pas à la retrouver, elle le sauverait de ce torturant esclavage des insulaires, elle l’amènerait là-bas, avec elle, mais le rêve était vite effacé par un autre, plus troublant encore [...]

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du roman. Mike, un jeune homme cancéreux, travaille à l’Hôtel des Voyageurs qui appartient à sa mère. Il rêve de voyager dans les déserts de San Francisco.
Notes
Judith Lange : jeune professeure de philosophie et cliente du restaurant de l’Hôtel des Voyageurs.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 198-199.
  


Le quatrième rêve de Mike
Il survole son propre corps

[...] mais le rêve était vite effacé par un autre, plus troublant encore, car Mike vivait peut-être dans son sommeil crucifié au zénith de cette conscience qui règle même le battement de nos paupières lorsque nous sommes endormis, ce que Florence appelait avec lucidité, lorsqu’elle ne rêvait pas, cette première séparation de l’âme et du corps au commencement de l’agonie, car comme Florence avait pu voir se dissoudre son corps dans la brume de cette gare, le jour de la mascarade des collégiens, ou en haute montagne, lorsqu’elle avait eu la sensation de se perdre indistinctement parmi les autres, dans les sillages de neige et de brouillard, Mike avait quitté ce corps fermé de toutes parts par le mal, il en survolait la forme, allait et venait à l’intérieur de cet être physique dont il s’était dépouillé, et éprouvait une grande délivrance à ne plus être là, engouffré, secret et silencieux parmi ces cercles de fibres musculaires et nerveuses qui l’avaient si longtemps retenu, cette anatomie frémissante l’avait si longtemps retenu, cette anatomie frémissante l’avait si longtemps comprimé, étouffé dans ses lumineux faisceaux de vie, et soudain, il était libre, mais c’était un rêve dont il se réveillait en pleurant car rien de tout cela n’était vrai, on s’éveillait au même endroit, lacéré sous la voûte de ce corps qui ne vous avait quitté qu’un instant [...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve à la fin du roman. Mike, un jeune homme cancéreux, travaille à l’Hôtel des Voyageurs qui appartient à sa mère. Il rêve de voyager dans les déserts de San Francisco.
Notes
Florence : cliente de l’Hôtel des Voyageurs. Malade et issue d’un milieu aisé, elle vient se réfugier dans un hôtel à la suite du départ de son mari.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 199-200.

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