dimanche 3 avril 2011

Décharge


Selon Freud, terme économique désignant l’évacuation à l’extérieur de l’énergie apportée à l’appareil psychique par les excitations, qu’elles soient d’origine interne ou externe.

C’est au médecin-philosophe-physicien allemand G.T. Fechner que Freud a emprunté le terme physiologique d'« excitation », lui conférant ainsi une nouvelle dimension dont les développements métapsychologiques s’avéreront rapidement fondamentaux. Dès les « études sur l’hystérie » en 1895, Freud et Breuer développent leur conception de l’abréaction qui laisse apparaître déjà la notion « d’excitations pathogènes » à décharger. C’est à la fin de cette même année que Freud rédige « l’esquisse d’une psychologie scientifique » ; l’étude de l’excitation est au tout premier plan au côté du « principe d’inertie » et de la fonction régulatrice et apaisante de la décharge.
Pour Platon, la recherche de la satisfaction du corps était vaine et l’excitation, mère de l’illusion. Seule l’âme pouvait calmer le corps grâce à une démarche vertueuse fondée sur le recueillement qui conduit à la sagesse. Dans cette démarche ascétique, il s’agissait de tenter d’abolir la tension et de transcender les contraires ; il faut s’élever, se purifier et réduire les différences…
Depuis l’arc réflexe, la décharge est associée à l’excitation, mais la décharge n’est pas le seul moyen d’accéder à la satisfaction : par exemple, l’augmentation de la tension permet le nécessaire prélude à toute satisfaction et elle doit être investie en elle-même – plaisir préliminaire, masochisme minimal indispensable – afin d’assurer l’attente de la satisfaction hallucinatoire comme l’investissement de la représentation objectale qui constituent le désir. Les comportements autoérotiques visent à obtenir une satisfaction sexuelle, une décharge d’excitation, sans la participation d’une autre personne. Du fait du développement psychosexuel depuis l’enfance, les conduites autoérotiques sont susceptibles de concerner de nombreuses parties du corps tout comme l’activité intellectuelle.
Comment rendre compte du fait que ce qui excite peut aussi calmer ? Freud, dans les « trois essais sur la théorie de la sexualité » s’en étonnait déjà : « Cela nous paraît quelque peu étrange, dans la mesure où il semble que pour être suspendue, la stimulation en exige une autre, appliquée au même endroit ». Les procédés auto-calmants, décrits par C.Smadja et G.Szwec, ont également la particularité d’être auto-excitants (« Les auto-calmants ou le destin inachevé du sadomasochisme » C.Smadja, Revue Française de Psychosomatique, N°8, Psychosomatique et modèles théoriques II)
A cette dimension quantitative, économique, s’associent des aspects qualitatifs orientés par les sensations de plaisir / déplaisir. Dès lors, l’intervention de l’objet externe s’avère nécessaire à la réalisation de l’ « expérience de satisfaction » qui peut prendre le masque de la souffrance, selon la nature de la réponse objectale. La dialectique du quantitatif et du qualitatif rejoint la réflexion de J.F.Lyotard (« Emma », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°39, Excitations) qui considère que l’articulation de la force et du sens constitue une articulation épistémologique fondamentale dans laquelle le pulsionnel donne délégation à la représentation pour le représenter dans le psychisme, spécifique à la psychanalyse, qui la distingue des sciences et la rapproche de l’art de la médecine.
L’excitation parait être d’origine externe ou interne. Le pare-excitation représente un des éléments constitutifs d’une barrière dynamique complexe située entre le dehors et le dedans et qui protège des excitations externes. Quant à l’excitation interne, elle est traitée par le « travail psychique » dans le jeu pulsionnel. En tant que représentant psychique de l’excitation interne corporelle, la pulsion apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique ; à moins qu’elle ne soit un « …concept de l’interface entre le soma et la psyché, concept d’un « transfert » premier des biologiques somatiques en psycho-logique psychique… » (R. Roussillon, « Le plaisir et la répétition », Dunod 2001) ?
En 1915, dans « le refoulement », Freud distingue deux composantes constitutives de la pulsion (en tant que représentant psychique de l’excitation interne) : la représentation proprement dite (représentant – représentation) et la charge énergétique qu’est le « quantum d’affect ». Seul le représentant-représentation est soumis au refoulement. Le destin de ces deux composantes peut donc différer, comme en témoigne l’écart entre les registres de la répression et celui du refoulement. Le jeu des liaisons et des déliaisons entre la représentation et le quantum d’affect rend compte de l’essentiel de la vie psychique et se retrouve dans la dynamique de la cure. La référence à la notion de pulsion conduit également à rappeler la nécessité de différencier la source, la poussée, le but….et de faire sa place à l’objet, même si Freud le considère comme assez contingent.
En 1894 (« les psychonévroses de défense »), Freud propose une première ébauche de la pulsion sexuelle. Sa reconnaissance théorique rapide, confirmée en 1895 permet de rendre compte des mécanismes en jeu dans la névrose d’angoisse (« qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom de névrose d’angoisse »). La pulsion sexuelle est le fruit de la transformation de l’énergie des processus sexuels organiques en énergie sexuelle psychique : c’est la libido. La pulsion sexuelle se décompose en pulsions partielles dont les sources correspondent aux diverses zones corporelles érogènes. L’investissement d’une zone érogène par la pulsion libidinale est source d’excitation. Cette excitation sera bien plus perceptible dans l’investissement des objets partiels qui permettent d’atteindre le but – la satisfaction – sans les inhibitions qui accompagnent l’investissement de l’objet total. Les perversions polymorphes de l’enfance et les perversions sexuelles de l’adulte y démontrent leur efficacité et leur caractère de fixité, mais aussi leur valeur défensive.
Dans la voie vers la satisfaction objectale ou narcissique et dans leurs combinaisons, l’excitation va aussi permettre de connaître la joie et l’exaltation en leur conférant une intensité très importante, dissolvant les limites du moi et alimentant également des possibles expériences mystiques et le sentiment océanique.
L’articulation de l’excitation avec la pulsion doit rappeler la place de la coexcitation libidinale. Elle rend compte d’au moins trois mécanismes : de l’étayage de la fonction sexuelle sur une fonction physiologique, de l’émergence d’une excitation sexuelle au cours d’une activité non sexuelle, de la liaison de la douleur avec l’excitation au niveau de l’organe - dont la reprise psychique est le masochisme érogène dans la seconde théorie des pulsions.
Face à la démesure toujours possible de l’excitation, du quantitatif, le psychisme a inventé le « contre-investissement ». Il permet le « transfert d’énergie » de l’investissement d’une représentation « inconciliable » vers une représentation plus ou moins proche, moins conflictualisée ou affectée de manière moins pénible. La phobie reste l’exemple princeps et historique dans le champ de la psychanalyse au côté d’autres symptômes. Il maintient le refoulement de la représentation conflictuelle – d’où sa valeur fonctionnelle d’interface entre l’inconscient et le préconscient – mais au prix d’une énergie considérable. Cela a cependant un prix car ce système du contre-investissement « s’épuise à immobiliser de l’énergie pour tenter de contrer les retours excitants du refoulé » (J. Cournut « L’ordinaire de la passion »,p 175, Puf 1991)
La question de l’excitation interroge également certaines propositions théorico-cliniques, comme pour R.Angelergues : « Il n’est pas d’excitation interne qui ne soit aussi induite du dehors ; il n’est pas davantage d’excitation qui ne prenne forme dans l’intérieur. Le sujet s’approprie qualitativement et quantitativement l’excitation qui a été conçue à deux. Nous retrouvons là tout entier le paradoxe du psychisme » (« Brouillon d’un essai psychiatrique sur la question de l’excitation » cahier du Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie, n°6 ASM13).
Comme l’excitation, la pulsion ne cesse d’interroger la place des racines biologiques dans la psyché humaine. De nombreux auteurs considèrent que la place du corps biologique est indispensable dans la théorie du développement psycho-sexuel. D’autres récusent le rôle d’un processus biologique et se réfèrent au langage (fondements structuralistes) ou au relationnel, à l’interpersonnel, considérant alors le sujet comme constitué exclusivement par les relations qu’il a entretenues avec son entourage. Dans le même axe de réflexion, qu’en est-il de nos jours du « fourvoiement biologisant de la sexualité chez Freud » tel que J. Laplanche l’énonce en 1993 ? Tout comme son concept des « signifiants énigmatiques » qui postule que les « objets-sources de la pulsion » sont implantés au dehors du psychisme naissant de l’enfant ?
Ce rapide survol de la séquence qui va de l’excitation à la représentation, via la pulsion, ouvre à d’autres développements : la vie fantasmatique, garante de la mentalisation, illustre la nécessaire articulation de la symbolisation et de la figuration – et de la figurabilité – dans ce travail de représentation.
La question de l’excitation s’envisage aussi selon les modalités différentes de lutte contre la dépression : c’est le registre maniaque. Si, avec Mélanie Klein, on considère la position dépressive comme une étape universelle, la défense par l’excitation, dans la manie, peut devenir une défense psychotique contre le pouvoir mortifère du surmoi. La manie implique bien plus le Moi idéal dans sa composante narcissique que l’Idéal du moi.
En 1935 Winnicott se démarque de Mélanie Klein par une attention particulière aux problématiques identitaires et dépressives qui annoncent la suite de son œuvre. Il définit la défense maniaque comme une fuite vers la réalité externe manipulée de manière omnipotente pour dénier la réalité interne. Il se sépare de Mélanie Klein en considérant que les fantasmes sont des efforts pour affronter la réalité interne – et ne sont pas, comme chez Klein, la réalité interne, elle-même. Le fantasme est « personnel et organisé et relié historiquement aux expériences physiques, excitations plaisirs et douleurs de la petite enfance ». (« De la Pédiatrie à la psychanalyse », p.16, Petite Bibliothèque Payot. 1983). Défense anti-dépressive où la sexualisation jouerait un rôle assez secondaire, la défense maniaque est aussi une composante de la vie ; Winnicott la montre à l’œuvre, par exemple, dans le plaisir pris au spectacle d’un music-hall. On doit aussi à Winnicott d’avoir décrit la défense maniaque de l’enfant contre la dépression de l’objet.
L’excitation chez l’enfant, dans son expression symptomatique, est un motif fréquent de consultation en pédopsychiatrie. L’excitation déborde souvent les capacités du moi de l’enfant, qu’elle soit d’origine endogène ou exogène, et peut devenir traumatique. Les potentialités traumatiques sont d’autant plus manifestes qu’elles rencontrent un appareil psychique inachevé et fragile. Si les conséquences sont diverses au plan de l’expression symptomatique, les atteintes du fonctionnement psychique le sont également : on redoute surtout les effets d’inorganisation avec des instances psychiques insuffisamment constituées et mal différentiées. Il s’y associe une fragilisation du pare excitation et une altération des capacités de représentations. L’ensemble conduit à une incapacité à réguler les excitations qui restent non liées. Il se crée un cercle vicieux où le quantitatif continue à déborder, accentuant la déliaison pulsionnelle : la démentalisation ouvre à la seule issue de la décharge qu’elle soit dans le comportement ou dans le corps. C’est d’ailleurs à partir d’observations cliniques approfondies que, très tôt, les psychosomaticiens ont décrit des inorganisations psychiques de cette nature chez certains patients souffrants d’affections somatiques. Dès les années soixante, Michel FAIN s’intéresse particulièrement au traumatisme et souligne le facteur économique en jeu dans les premières descriptions du fonctionnement opératoire. Il met l’accent sur la fonction pare-excitante de la mère. C’est à partir de ces fondements théoriques qu’il aborde, avec Léon KREISLER et Michel SOULE, la clinique psychosomatique et les troubles fonctionnels du très jeune enfant.
La civilisation semble évoluer vers une relative désymbolisation dont témoigne l’évolution des patients, moins névrosés, aux prises avec des problématiques narcissiques ou dépressives. La culture semble avide de plus d’excitation, de musiques plus rapides, de communications plus percutantes, d’images toujours plus violentes, dans une véritable traumatophilie. Cette évolution s’accompagne d’un recours accru aux toxicomanies et aux addictions diverses. La psychanalyse a-t-elle une responsabilité dans l’affaiblissement du surmoi culturel ? Si l’excitation participe à la folie érotique dont André Green souligne qu’elle est inhérente à la sexualité humaine, elle alimente aussi la violence des mouvements psychiques projectifs des états-limites qu’il s’est attaché à étudier, avec les difficultés contre-transférentielles qu’ils suscitent.
Comment l’analyste va-t-il utiliser le cadre pour pallier aux carences internes du pare-excitation ? En l’aménageant ou en s’impliquant contre-transférentiellement d’une manière différente : la technique interprétative doit-elle être modifiée comme le propose Winnicott dans sa conception de la régression dans la cure ou faut-il privilégier la contenance, au sens de Bion, face à l’excitation ? Souvent, ne faut-il pas, au contraire, tenir fermement le cadre « classique » sans se laisser duper par des manœuvres qui viseraient à masquer la conflictualité à l’œuvre dans le transfert ?
Que fait l’analyste de sa propre excitation, lui qui se laisse parfois, comme l’avoue déjà Freud, dévorer par le travail ? Comment joue-t-elle dans le surgissement – adéquat ou intempestif – de l’interprétation ? Elle alimente en tout cas de sa vérité pulsionnelle le fantasme de séduction à l’œuvre dans toute cure et le risque de son agissement…

Décharge et passage à l'acte

Le passage à l’acte est communément admis comme un terme désignant un acte violent, impulsif, immédiat, abrasant toute activité de mentalisation sur le modèle tension-décharge.
D’un point de vue historique, en psychiatrie, le passage à l’acte figurait dans les écrits des aliénistes sous les rubriques d’ « impulsivité », de « défaut d’inhibition de la volonté », de « passage trop prompt à l’acte », de « retour vers le pur réflexe » …
Dans le passage à l’acte impulsif sont évoquées des modifications franches de l’état de conscience et de la dynamique intra psychique, des « moments psychotiques », des états crépusculaires, oniroïdes qui débordent le moi.
Souvent le passage à l’acte est également relié à un traumatisme déstructurant et provoquant une rupture des limites entre le monde interne et externe. La scène psychique est envahie par le fantasme inconscient. « Etat limite sans limite », confusion du réel et de la réalité.
La psychanalyse s’est intéressée à la place de la pensée au moment de la réalisation de l’acte. Le Passage à l’acte rend alors compte de la puissance d’un certain type de pensée, tendue et organisée vers un objectif fixe. C’est souvent sous l’angle d’une défection du fantasme qu’est alors considéré le passage à l’acte. Tandis que la pensée de fantasme est éradiquée, le fantasme inconscient déborde de son espace usuel (l’inconscient). Il se lie avec une pensée de la réalité qui permet la réalisation de l’acte. Une autre manière de voir est de considérer que si, pour qu’il y ait fantasme, il faut que soient envisagés un sujet, un objet et une action, on peut penser qu’à certains niveaux archaïques de désorganisation du fantasme le lien sujet-objet défaille et ne subsisterait que la représentation d’action qui perd alors sa fonction métaphorique et se traduit dans la décharge agie.
Mais s’il nous faut considérer la place de l’acte en psychanalyse, nous nous devons d’abord de rappeler que l’acte n’est pas un concept psychanalytique. Il est bien sûr présent dans bien des termes du corpus analytique. On pourrait dire qu’il est d’abord acte manqué chez Freud. Mais on peut aussi bien citer les termes de passage à l’acte, acting out, acte analytique, « agieren », décharge motrice, mise en acte dans le transfert etc.
On pourrait aussi rappeler toutes les variantes de la cure type qui font entrer l’acte dans le déroulement des séances, de la technique active de Ferenczi au « squiggle » de Winnicott en passant par toutes les élaborations sur le rapport au corps dans la cure, le non verbal etc.…
En même temps, on rappellera, de la cure, son « setting », lequel suppose en principe le suspend de l’acte, le seul agir, mal nécessaire, étant celui du transfert. On en retiendra chez Freud un indéniable bannissement de l’agir dans une psychanalyse conçue quasiment comme un combat entre dire et faire.
Tout ceci ne doit pas nous empêcher d’évoquer quelques points de la théorie psychanalytique entretenant un lien particulier avec la question de l’acte.
Dès l’Esquisse, Freud développe la notion d’ « action spécifique » (selon le modèle énergétique) qui vise la décharge des excitations internes.
• Soit une action non spécifique par voie motrice réflexe immédiate.
• Soit une action spécifique, par voie de frayage associatif, permettant la résolution durable.
Quant à la pensée, elle y est conçue comme une action d’essai exigeant une moindre dépense d’énergie.
Pour ce qui est de la « Psychopathologie de la vie quotidienne », on ne manquera pas de souligner avec Lacan le caractère particulièrement réussi de tout acte manqué.
Quant à «L’interprétation des rêves », c’est là que Freud instaure le cadre de la cure par le principe de l’abstinence (tout dire et ne rien faire).
De même la cure se spécifiera alors de l’abandon de l’abréaction propre à l’hypnose, considérée comme trop proche de la décharge et ce au profit de l’élaboration de la représentation inconsciente.
On a déjà évoqué la place du transfert qui est considéré par Freud comme une mise en acte (agir au lieu de se souvenir).
Avec l’ « Au-delà du Principe de Plaisir », l’acte n’est plus relié à la traduction du refoulé, il est rattaché à la compulsion de répétition. Le Moi y apparaît passivé par la force du traumatisme, le sujet est agi par la motion pulsionnelle. La répétition agie et le rêve traumatique ne sont plus réalisation de désir mais mode de décharge et de reproduction de traces non symbolisées d’un passé traumatique clivé, visant à le maîtriser. Mais l’agir peut empêcher la mentalisation et servir la résistance. (c’est ce qu’on verra en particulier dans la réaction thérapeutique négative)
Dans « Inhibition, Symptôme et Angoisse », l’inhibition évite la rencontre avec le traumatisme. Mais cette limitation fonctionnelle du Moi traduit-elle sa force ou son impuissance face à la force du Ca ou à la sévérité du Surmoi ?
Enfin on sait que Freud dans « L’inquiétante étrangeté et autres essais » traitera du geste criminel déterminé par le sentiment de culpabilité. Le crime y est référé au complexe œdipien et son approche correspond finalement à une névrotisation de la problématique de la violence.
Au vu de ces quelques points, on ne peut s’empêcher de considérer que l’acte dans la théorie freudienne garde son caractère pulsionnel, impulsif qui traduit dans sa manifestation même un défaut de symbolisation. (il est le plus souvent appréhendé par opposition à toute élaboration mentale)
Pour Lacan, par contre, l’acte a d’abord une valeur signifiante et en tant que tel il n’est pas sans effet sur le sujet. Mais on retrouvera dans la clinique des formes d’acte qui traduisent un trouble dans le processus de symbolisation. Ainsi l’Acting Out surgit-il dans la cure quand la parole n’a pas été reçue comme vérité à déchiffrer mais mise en doute sur le seul plan d’une rationalité objectivée. S’en suit un agir compulsif qui vient dire dans le réel ce qui n’a pu être symbolisé ni reconnu. L’acting out est alors un avatar transférentiel qui consiste à montrer sur la scène l’objet cause de son désir.
Le passage à l’acte, lui, consisterait à s’y identifier et traduirait ainsi un moment de vérité du sujet.
Après le très bref rappel de ces quelques repères que pouvons-nous ajouter à l’examen de la phobie d’impulsion ? Si la phobie d’impulsion est une occasion d’interroger l’acte, c’est une occasion également, pour nous, de la confronter à un autre trouble du registre de la névrose obsessionnelle et qui se trouve être en une position quasi symétrique vis-à-vis de la première. Il s’agit de la vérification compulsive obsessionnelle.
Le vérificateur obsessionnel compulsif-qui entre aujourd’hui dans la catégorie de TOC- est torturé par la pensée qu’il aurait pu accomplir un acte dommageable dans un passé tout récent. Il faut donc qu’il s’assure que cet acte n’a pas eu lieu. La phobie d’impulsion, elle, est la peur d’accomplir un acte, tout aussi dommageable et radical, dans un futur immédiat. On voit donc ces deux formes de manifestations psychopathologiques exprimer une crainte vis-à-vis d’un acte accompli dans une symétrie temporelle parfaite, l’une juste après l’acte, l’autre juste avant, mais les deux dans la même imminence de sa réalisation.
Cette familiarité dans les manifestations de deux tableaux relevant cependant de dénominations différentes-la phobie pour l’un, la névrose obsessionnelle pour l’autre-ne peut manquer de nous interroger sur la position du sujet vis-à-vis de l’acte de même que sur la nature de cet acte. Cette proximité au niveau de la symptomatologie, nous allons voir qu’elle avait toujours été perçue. Rappelons l’étymologie des termes et leur histoire dans la psychopathologie récente.
Obsession vient d’obsessio : terme militaire, le « siège » ou « assiégé ». Il conduira, en terme religieux, à désigner les tourments exercés par le démon, de l’extérieur, par opposition à « possession » qui sont ceux exercés de l’intérieur. Il désigne alors une contrainte.
En psychiatrie classique, les phénomènes obsessionnels sont décrits sous des appellations diverses : monomanies raisonnantes (Esquirol), idée fixe, folie lucide (Trelat), délire émotif (délire sans folie) (Morel), folie du doute (Falret) … Westphal, Krafft-Ebing introduiront le terme de « Zwangvorstellung » en Allemagne : « représentation de contrainte ». On sait que Freud emploiera le terme de « Zwang neurose » (qu’il traduira en français par « névrose des obsessions »)
Mais avant cela, (début-milieu du 19è siècle) les impulsions, compulsions et les phobies sont souvent réunies dans les états obsessionnels. Deux théories s’affrontent alors pour la genèse de ces troubles, la théorie émotionnelle et la théorie intellectualiste (cette dernière privilégiant l’idée, la représentation dans le déterminisme du trouble). Si, comme l’a évoqué Delphine Redler, l’histoire de la psychiatrie est alimentée par de nombreux débats autour de ces questions, on retiendra cependant que classiquement la phobie d’impulsion fait partie des troubles obsessionnels au même titre que les vérifications compulsives (et que cliniquement d’ailleurs on a pu observer que ces deux manifestations pouvaient se succéder).
Ce n’est qu’à la fin du 19è siècle que Janet et Freud proposent une réorganisation radicale du champ des névroses en s’appuyant chacun sur des conceptions psycho-dynamiques originales. Pour Janet, hystérie et psychasthénie sont les deux grandes entités concernées par la névrose. Il s’agit, pour la psychasthénie, soit la névrose obsessionnelle, d’en rendre compte selon une conception essentiellement dynamique-énergétique. La psychasthénie correspondrait à une baisse de la tension psychologique à l’origine de désordres dans les fonctions psychiques. Ici prime le déficit sur la notion de conflit psychique.
Avec Freud, c’est, bien sûr, la notion de conflit psychique qui est au premier plan avec les mécanismes de défense qui spécifieront la névrose obsessionnelle (déplacement, isolation, annulation rétroactive…) C’est lui qui séparera d’emblée les obsessions des phobies (1895) alors que Janet les maintient dans un même ensemble de manifestations pathologiques. A partir de Freud et du modèle analytique, trait de personnalité et symptômes obsessionnels sont les manifestations d’une même entité : la névrose obsessionnelle, et on verra la clinique analytique mettre d’avantage l’accent sur la structure que sur les symptômes.
Quant à la phobie (Phobos : crainte soudaine, effroi, « peur de la peur »), elle est également une notion peu stable, ayant donc subi des destins divers en psychiatrie classique, se dispersant en fonction du nombre d’objets et situations pathogènes et se mêlant aux troubles obsessionnels. Freud, quand il s’empare de cette question, écrit à ce propos : « cette série de phobies présentée sous de pimpants noms grecs… ressemble à l’énumération des dix plaies de l’Egypte avec cette différence que les phobies sont beaucoup plus nombreuses. » De plus, rien ne permet de distinguer cliniquement les rituels conjuratoires obsessionnels des comportements d’évitement phobique. (ce qui justifie Janet dans leur fusion)
On ne détaillera pas ici les hésitations et les allers et venues de Freud qui l’ont cependant conduit à isoler la phobie comme une catégorie nosographique autonome. On en retiendra simplement qu’elle entrera ainsi dans la grande catégorie des névroses de transfert sous le titre d’hystérie d’angoisse se démarquant ainsi des névroses d’angoisse et névroses actuelles. On sait aussi qu’après Freud, dans le milieu analytique, c’est le terme de névrose phobique qui lui a été finalement préféré.
De cette élaboration freudienne vis-à-vis de l’angoisse on retiendra cependant encore un temps éminemment important, celui que constitue le remaniement auquel on assiste à partir de « Inhibition, symptôme et angoisse ». A partir de ce moment l’angoisse n’est plus issue du refoulement, c’est l’inverse. C’est l’angoisse du Moi face aux motions pulsionnelles qui le conduit au refoulement. « Jamais l’angoisse ne nait de la libido refoulée ». C’est alors la castration qui est au centre de toutes les formations névrotiques. Ainsi, dans la phobie proprement dite, assiste-t-on à la substitution de l’objet phobique à l’horreur qu’inspire la castration.
Si nous retenons cette option, c’est parce que c’est bien ce temps de la castration qui semble impliqué dans cette symptomatologie de l’acte que nous examinons ici. Le sujet paraît arrêté devant un abîme, celui de l’irréparable d’un acte à venir ou venant d’avoir lieu et dont il serait l’agent de surcroît. Cet acte, par sa gravité aurait pour conséquence de bouleverser sa vie, aurait pour effet de le changer radicalement. (il deviendrait un assassin par exemple) Au-delà de la composante agressive refoulée si caractéristique de la névrose obsessionnelle s’exprime le fantasme d’un temps maîtrisé de la constitution subjective, précisément de l’acte fondateur du sujet désirant. Ce temps de la castration (symbolisé ici, comme souvent, par un acte violent) à jamais recouvert par le refoulement originaire puisque constitutif de l’inconscient, le sujet pourrait encore en craindre l’imminence, et en éviter finalement le couperet. Mais cet acte inaugural du sujet désirant il est bien évident qu’il l’a subi, sinon il ne serait pas en mesure d’en fantasmer la levée (et d’exposer ainsi son moi à cette angoisse d’annihilation).
Finalement, que le sujet s’en trouve radicalement transformé et donc incapable d’en éprouver les effets ou qu’il soit arrêté par la question de ce qu’est un acte montre bien la part de réel qui nous échappe toujours dans l’acte et qu’aucune représentation ne peut donc cerner. L’acte est-il réservé aux dieux ? C’est ce que semblent nous dire ces patients et ce Dieu a un nom : Kairos. En effet ce dieux du « bon moment », de l’opportunité, qui présidait aussi bien au domaine médical que militaire (voire artistique ou rhétorique) pour désigner le « bon moment pour agir » était représenté dans la Grèce du Vè et IVè siècle av. JC par un jeune éphèbe tenant dans une main une balance sur laquelle il est penché et qu’il observe et de l’autre un rasoir. Il attend que le fléau penche du bon coté pour trancher.

La décharge selon Sandor Ferenczi

Psychanalyse des habitudes sexuelles
Métapsychologie des habitudes en général
                                                            Sandor Ferenczi
« L’habitude est une seconde nature », ce proverbe forgé par la sagesse populaire résume à peu près tout ce que nous savons jusqu’à présent de la psychologie des habitudes. La théorie selon laquelle c est la répétition qui fraye la voie de décharge à l’excitation ne nous dit rien de plus que ce proverbe, elle se borne à exprimer la même chose dans une terminologie physiologique. La théorie des pulsions selon Freud nous permet pour la première fois d’entrevoir la motivation psychique de la tendance à répéter par habitude les premières expériences vécues ; sa « compulsion de répétition »est un rejeton des pulsions de vie et de mort qui s’efforcent de ramener tout ce qui existe à un état antérieur d’équilibre.
En tout cas, la répétition est liée à une « économie de la dépense psychique» et, en comparaison, la recherche de nouvelles voies de décharge représenterait un nouveau mode d’adaptation, c’est-à-dire quelque chose de relativement plus déplaisant. Cependant le dernier ouvrage de Freud, Le Moi et le Ça, donne une certaine idée de la topographie psychique des processus qui sont impliqués dans la formation et la disparition des habitudes; quant aux aspects dynamiques et économiques de ces processus, Freud les indiquait déjà dans la théorie des pulsions.
A mon avis, sa division du Moi - conçu auparavant comme une entité - en Moi proprement dit, Surmoi et Ça permet de définir plus précisément le lieu du système psychique concerné par la transformation des actions volontaires en automatismes (formation des habitudes) et d’autre part d’entrevoir l’instance qui permet à des automatismes de prendre une nouvelle orientation ou même de changer (pertes des habitudes). Le lieu de l’appareil psychique où nous pouvons supposer l’accumulation des tendances à l’habitude est bien sûr le grand réservoir des pulsions et de la libido, le Ça, tandis que le Moi n’intervient qu’au moment où il faut s’occuper d’un nouveau stimulus perturbant, c’est-à-dire précisément quand il s’agit d’un acte d’adaptation.
Sous cet angle, le Moi agit ici comme un « appareil de circonstance», au sens de Bleuler. Toute adaptation nouvelle exige de l’attention, un travail de la part de la conscience et des surfaces perceptives, tandis que les habitudes sont déposées dans l’inconscient de l’individu. Acquérir une habitude signifie donc livrer au Ça un ancien acte (d’adaptation) du Moi, tandis que, inversement, rompre une habitude implique que le Moi conscient s’est emparé d’un mode de décharge auparavant automatique (dans le Ça) en vue d’un nouvel usage.
Il est évident que cette conception met sur le même plan habitudes et instincts; ce qui est justifié par le fait que les instincts eux-mêmes tendent toujours à rétablir un état ancien et dans ce sens ne sont que des « habitudes», soit qu’ils conduisent directement à la paix de la mort, soit qu’ils parviennent à ce même but par le détour de la « douce habitude d’être ». En fait, il est peut-être préférable de ne pas identifier totalement habitudes et instincts et de concevoir plutôt l’habitude comme une sorte d’intermédiaire entre les actions volontaires et les instincts proprement dits, en réservant le terme d’instinct uniquement à ces très anciennes habitudes qui ne sont pas acquises par l’individu mais héritées des ancêtres.
Les habitudes seraient en quelque sorte la couche de mutation où se forment les instincts, le lieu où aujourd’hui encore se produit la transformation d’actions volontaires en un faire instinctif et dont l’investigation est possible. Les sources d’une action volontaire sont des actes de perception, des stimuli qui rencontrent la surface perceptive de l’individu, seule à contrôler, selon Freud, l’accès à la motilité. Dans la formation des habitudes, les stimuli externes sont pour ainsi dire introjectés et agissent du dedans à l’extérieur soit spontanément, soit sur des signes infimes issus du monde extérieur.
Dans ce sens donc la psychanalyse, comme nous l’avons dit, est un véritable combat contre les habitudes et vise à substituer une adaptation nouvelle et réelle à ces méthodes habituelles et inadéquates pour résoudre les conflits que nous appelons symptômes : elle devient « l’instrument qui va permettre au Moi la conquête progressive du Ça » (Freud).
La troisième composante du Moi, le Surmoi, a également des fonctions importantes à remplir dans les processus d’acquisition et de perte des habitudes. Il est certain qu’on ne réussirait pas aussi facilement à acquérir ou à perdre des habitudes s’il n’y avait au préalable une identification aux puissances éducatives dont l’exemple est érige intérieurement en norme de conduite.
Inutile de revenir ici sur les tendances libidinales et les liens sociaux qui sont impliqués dans ce processus. Cependant, nous pouvons considérer cette manière d’intérioriser l’influence externe des autorités éducatives comme le modèle de la formation d’une nouvelle habitude ou d’un nouvel instinct. Sur ce point, le problème de la formation de l’instinct a des rapports étroits avec celui de la formation des impressions mnésiques durables dans le psychisme et dans la matière organique en général; peut-être y a-t-il avantage à expliquer la formation du souvenir à l’aide de la théorie des instincts que d’exprimer cette dernière en termes irréductibles de « Mnemen ».
La psychanalyse se propose de ramener sous la domination du Moi certaines composantes du Ça qui sont devenues inconscientes et automatiques, et le Moi, du fait de ses étroites relations avec toutes les forces du réel, peut frayer la voie à une nouvelle orientation, plus conforme au principe de réalité. La liaison entre la conscience et le Ça inconscient se fait dans l’analyse « par l’entremise de chaînons intermédiaires préconscients » (Freud). Toutefois, cela n’est possible qu’en ce qui concerne le matériel inconscient de représentations; les impulsions internes inconscientes qui «se comportent comme le refoulé », c’est-à-dire ne parviennent à la conscience ni sous la forme d’émotions ni sous celle de sentiments, ces impulsions ne peuvent pour leur part parvenir à la conscience par l’entremise de ces chaînons intermédiaires préconscients.
Par exemple, les sensations internes et inconscientes de déplaisir peuvent « développer des forces motrices sans que le Moi s’aperçoive de la contrainte qu’il subit. Seule la résistance à cette contrainte, un obstacle à la réaction de décharge peuvent faire accéder ce « quelque chose » à la conscience sous forme de déplaisir ». Considérée sous cet angle, notre « activité » dans la technique analytique, qui justement, en faisant obstacle aux réactions de décharge (abstinence, privation, interdiction d’activités agréables, imposition d’activités désagréables), accroît les tensions liées aux besoins internes et porte ainsi à la conscience le déplaisir jusque-là inconscient, notre activité apparaît donc comme un complément nécessaire de la technique purement passive des associations, qui part de la surface psychique donnée et cherche l’investissement préconscient du matériel de représentations inconscientes.
On pourrait appeler cette dernière « analyse par le haut » pour la distinguer de la première que je voudrais nommer « analyse par le bas». La lutte contre les « habitudes », en particulier contre les modes larvés et inconscients de décharge libidinale qui passent généralement inaperçus, constitue un des moyens les plus efficaces d’accroître les tensions internes.

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