lundi 21 février 2011

Rôle du rêve dans la construction des religions


Le rêve, phénomène universel qui échappe au contrôle individuel et surgit de profondeurs où la raison ne peut accéder, appartient à ces expériences fondatrices, comme la naissance, la mort, la souffrance, qui ont participé à la construction de la religion. Il est probable qu'il ait été une des sources de la notion d'âme : tandis que le corps demeure inerte, quelque chose de l'être, qui lui est à la fois intime et étranger, prend son essor. La constatation de cette indépendance nocturne a peut-être conduit à l'idée d'une entité subtile individuelle et à l'hypothèse d'une communication, dans cet état, avec des puissances autres, dans un autre espace-temps.
Là où nous en saisissons des attestations historiques précises, le rêve se trouve connecté avec un ensemble d'états de conscience qu'il est parfois difficile de distinguer autrement que par des nuances, mais qui sont tous valorisés religieusement : visions, états d'extase et d'inspiration prophétique. Il apparaît comme la porte d'accès à un savoir particulier, souvent supérieur, et comme le premier degré d'états de conscience plus élevés.
Le rêve est indissociable du récit que le rêveur s'en fait ou en fait aux autres. Nous ne saurons jamais ce qu'est un « rêve brut », même par les investigations des neurosciences. Mais le récit rend le rêve communicable, raccroche l'intime à la communauté par le biais du langage. Il ouvre l'horizon du sens et de ses différents niveaux. Le Talmud dit : « Un songe non interprété est une lettre non lue » (Barakhot 55 b). Cette nécessité de l'interprétation ramène au sens le plus ancien du mot latin religio : le fait de recueillir les signes, de scruter le message qu'ils recèlent. Il n'est donc pas étonnant que le monde des rêves ait largement participé du religieux.
L'interprétation rend possible le remède. Les rêves d'incubation, correctement interprétés par les spécialistes que sont les devins, apportent ainsi la guérison. Pour Hippocrate, la conscience onirique pouvait percevoir les causes des maladies sous forme d'images symboliques. Pour les adeptes d'Esculape, le dieu guérisseur envoyait en songe l'indication du remède. Empirique et religieuse, la vision traditionnelle du rêve s'appuyait sur l'évidence de son caractère révélateur et pédagogique. Cela explique que tant d'efforts aient été déployés par les religions pour savoir ce que les rêves ont à nous dire, et que les techniques d'interprétation – oniromancie, divination – aient été élaborées dans leur cadre.
Les religions ne s'en sont pas tenues là ; si les rêves sont envoyés par des dieux ou des esprits comme des signes pour les hommes, ils sont un bien particulièrement précieux, qui doit être soumis à contrôle. Si tout le monde rêve, seuls certains spécialistes ou des catégories de personnes ont accès au domaine de la signification. L'expérience du rêveur, pour prendre une dimension véritablement religieuse et ne pas rester seulement un phénomène naturel, doit entrer dans un contexte culturel modelé par des savoirs et des initiations. Les spécialistes du monde onirique et des états de conscience qui lui sont associés détiennent des pouvoirs. Dans les structures religieuses, probablement les plus anciennes de l'humanité, rangées sous le terme générique de chamanisme, ils constituent le centre et le pivot de la relation entre l'invisible et le visible, le monde divin et le monde humain.
De ces pouvoirs, la psychanalyse, fascinante et contestée, n'a-t-elle pas hérité, aux yeux des profanes, dans notre monde où les rêves ne sont plus des médiateurs du sacré ?

Ysé Tardan-Masquelier
Docteur habilité en sciences des religions, membre de l'Institut de recherches pour l'étude des religions (Paris-IV, Sorbonne). Spécialiste de l'hindouisme, elle enseigne aux Langues O' et à la Catho de Paris. Dernier ouvrage paru : l'Esprit du yoga, (Albin Michel, 2005).

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