lundi 4 avril 2011

Résumé analytique de la Traumdeutung


Sous un fier exergue tiré de Virgile ("Si je ne puis fléchir Ceux d'en haut, je remuerai l'Achéron"), l'Avertissement (1900) articule le rêve aux faits psychiques de la même "série", bien connus des psychiatres: phobies, obsessions et délires, mais qui, eux, sont pathologiques. Le problème est alors de situer le rêve à la fois dans le cadre de la psychologie générale (le rêve est un fait psychique normal), et dans une perspective psychopathologique (le rêve donne des indications sur la névrose du rêveur). Mais établir la connexion du rêve aux névroses bute sur deux difficultés: d'une part, l'incertitude de la théorie des névroses rejaillit sur le rêve, d'autre part, Freud est contraint, en proposant l'exemple de ses rêves, d'exposer plus qu'il ne le souhaite sa vie privée et les résultats de son "auto-analyse" (1908)  risquant de dévoiler ses propres tendances névrotiques. L'aspect subjectif du texte est clairement évoqué: les rêves de Freud furent une réaction à la mort de son père, "l'événement le plus important, la perte la plus déchirante d'une vie d'homme". Mais si la théorie du rêve permit la première formulation du concept d'inconscient, c'est la théorie de la sexualité qui l'éclaira en retour, et en dissipa les obscurités (1911). La théorie du rêve devint donc davantage, sous l'influence de Rank, une propédeutique à la psychanalyse, et surtout, un moyen de l'articuler à l'anthropologie générale (symbolique, mythologie comparée, philologie, etc.).

Chapitre I.
La littérature scientifique concernant les problèmes du rêve

(I) Freud récapitule les grandes théories du rêve présentes et passées, pour se situer dans leur prolongement, parce que seule sa conception permet d'avérer leurs points forts ou faibles. Aussi la dialectique de l'exposé accentue-t-elle les antinomies des théories auxquelles Freud apportera une solution synthétique. La physiologie du sommeil est d'emblée écartée de l'étude psychologique de Freud. Car il s'agit de comprendre ce qui lui confère une unité de sens, en fonction de sa valeur de vérité pour le rêveur, et ce qui, en même temps, le cause, comme phénomène mental. Dès l'Antiquité, l'opposition passe donc entre le rêve comme expérience d'une réalité au-delà de la conscience, voire d'un autre monde (rêves symboliques), et le rêve comme effet de stimuli somatiques (rêves à mécanismes).
(II) De l'hypermnésie dans le rêve, des connaissances oniriques ignorées même du rêveur, ainsi que de la sélectivité dont il fait preuve, Freud déduit que le rêve n'est pas un état mental désagrégé. Il découvre en esquisse chez Robert une notion économique (quoique non quantitative) d'équilibre dynamique entre l'avant-plan et l'arrière-plan du rêve, qui préfigure le "refoulement", notamment des souvenirs d'enfance.
(III) Au contraire, les stimuli somatiques ou psychiques qui troublent le sommeil, allégués comme causes, sont impuissants à éclairer la structure mentale propre du rêve. Freud examine les expériences de rêves provoqués par stimulation externe, notant qu'on ne rapporte que les succès, pas les échecs, ni les variations de l'effet (comme l'excès de signification par rapport à la cause excitante), et que l'on omet d'expliquer pourquoi ces stimuli objectifs qui causent le réveil s'insèrent dans la trame d'un récit où les images évoquées appartiennent à une narration finalisée. Puis Freud discute des excitations rétiniennes subjectives, qu'il écarte pour le même motif. Il passe aux théories causales partant de la conscience confuse du corps (la cénesthésie), dont la valeur diagnostique est connue, et dont les rêves érotiques sont le prototype. Mais dans la plupart des cas, on ne peut lier des contenus oniriques déterminés qu'avec de simples possibilités physiologiques, sans traduction systématique. Restent alors les intérêts préexistant consciemment au rêve. Freud les écarte aussi, parce que tout devrait alors trouver une explication dans la veille. Or, le rêve s'attache aussi à l'insignifiant, et de toutes façons, cette explication ne rend pas compte des images choisies. Freud conclut en marquant qu'une source psychique structurante, mais insoupçonnée, doit causer le rêve. L'organiciste qui dérive tout du corps montre plutôt sa crainte d'affaiblir le "lien causal" entre l'âme et le corps en refusant d'admettre à aucun titre l'autonomie du psychique.
(IV) Pour défendre cette dernière, Freud examine l'oubli du rêve au réveil. On sait souvent que l'on a rêvé, même si l'on a oublié ce que l'on rêvait: la relation de l’esprit à son contenu prime donc sur la réduction de l’esprit à la succession de ses contenus. De Strümpell, Freud retient deux facteurs explicatifs: on oublie le rêve faute du contexte qui lui donne son sens, parce que l'ordre trop différent des représentations bloque leur traduction consciente.
(V) L’idée d’une étrangeté intrapsychique aboutit à la thèse de Fechner, selon qui "la scène (Schauplatz) du rêve est autre que celle des représentations de la veille", suite à une modification non-déficitaire des processus psychiques. Nous avons donc l'expérience de contenus mentaux à la fois intimes et inconnus. Freud lui emprunte l'idée d’un "appareil" psychique composé "d'instances" (Instanzen), et promet de lui donner un sens précis. Comme activité psychique organisée, il ne manque au rêve qu'un "critère de la réalité", du fait de la paralysie de la volonté endormie. Mais ce seul défaut respecte le dramatisme onirique (selon le mot de Spitta), tout en expliquant les défauts intellectuels apparents. La mémoire subsiste en rêve, mais mue par la "vie affective" la plus profonde, qui envahit la conscience. Freud se dresse alors contre un usage des associations purement mécaniciste, et qui ne serait pas une motivation des contenus du rêve. Il ramène au mépris de ce principe les ultimes antinomies du rêve: signe divin, ou faillite mentale.
(VI) Les dispositions morales dans le rêve prennent dès lors une importance cruciale pour Freud. Car, si le naturaliste bute sur le sens moral du rêve, le moraliste ne va pas jusqu'à imputer une pleine responsabilité au rêveur immoral. Or le rêve révèle bien des intentions esquissées dans la veille, mais non-actualisées. Freud retrouve par là le problème des "représentations par contraste" (dont la grammaire se formule dans l'expression paradoxale: "Je ne veux pas savoir ce que je sais"), et fait du rêve le retour de pensées indésirables. Ayant ainsi identifié la base morale du "refoulement" (Verdrängung), Freud pose ensuite que ce qui est indésirable est psychiquement réel, et suppose qu'il existe des processus affectifs sous-jacents aux contrastes entre représentations. Refouler l’indésirable dans l’actualisation du désir, tel est le concept véritablement freudien du refoulement. Sur lui reposent les figures dynamiques ou topiques du refoulement pressentis par Robert ou Delage.
(VII) Freud classe les théories du rêve selon la fonction qu'elles lui accordent. Aux extrêmes, Delbœuf défend (mais à tort) la thèse de l'intégrité psychique absolue dans le rêve, et Maury, celle de la dégradation (sur des bases antipsychologiques). Robert s'en distingue parce qu'il accorde un rôle de soulagement au rêve: il décharge une énergie psychique réprimée. Enfin Freud prépare le lecteur à ses solutions en invoquant Scherner, qui défend une position médiane: il y a une "activité symbolique de l'imagination", jeu de l'esprit donnant forme aux stimuli corporels, mais dont la norme n'est ni la vie consciente, ni un automatisme psychologique inférieur.
(VIII) Enfin, Freud reconnaît la valeur clinique du rêve en psychopathologie. Mais si la théorie de la folie comme rêve éveillé est un lieu commun, c'est d'une nouvelle théorie du rêve que l'on doit espérer une clarification féconde de l'analogie.

Chapitre II.
La méthode d'interprétation du rêve. Analyse d'un exemple de rêve

Après cette revue des doctrines, Freud situe sa tentative dans une tradition plus philosophique que médicale ou scientifique: il entend formaliser la conception populaire selon laquelle le rêve a un sens caché. Le principe de l'interprétation est le remplacement, dans la chaîne des actions psychiques, du maillon obscur par un autre, également de nature mentale, s'insérant de plein droit à la place du premier. Or il existe deux méthodes traditionnelles d'interprétation: symbolique et cryptique. La symbolique vise le rêve comme un tout. L'intuition y dévoile une téléologie réelle (on a fait rêver telle chose au rêveur, souvent avec une valeur prophétique). C'est pourquoi le rêve symbolique (celui des vaches grasses et maigres du songe de pharaon dans la Bible) est le type du rêve artificiel des poètes (comme la Gradiva de Jensen). La cryptique décompose le rêve en éléments sur lesquels le tout n'influe pas. Le déchiffrement est mécanique, et exige une clé. Freud propose de synthétiser les deux méthodes, chacune étant inopérante isolément. Le rêve a bien une structure finalisée où le tout sert de contexte aux parties, mais diverses transformations atteignent des éléments précis du rêve. Il rejoint ainsi Artémidore, selon qui la clé du rêve varie avec les circonstances de la vie du rêveur. Puis il justifie son souci de redonner une valeur à l'idée d'un sens des rêves, en évoquant le traitement "cathartique" des névroses découvert par Breuer. Dans ce traitement, la "solution" (Auflösung) de l'énigme du contenu représentatif des symptômes entraîne leur "résolution" (Lösung). Or, les contenus oniriques communiqués par les malades sont passibles de la même approche; l'association libre révèle leur appartenance à la même série que les représentations symptomatiques. En renonçant à les critiquer (donc à la contention d'esprit, comprise comme une liaison forte de l'énergie psychique), on gagne en capacité d'auto-observation. Comme hypnotisé, le patient laisse alors remonter à la conscience tout le "non-volontaire", mais sans les dangers de suggestion extrinsèque qui parasitent l'hypnose. En réalité, Freud s’intéresse, dans l’association libre, non à la mécanique causale des associations, mais aux significations qui émergent d’un rapport non-directif à ses propres contenus mentaux, qu’il nomme "idées incidentes" (Einfälle). À Schiller, Freud emprunte l'image de la "garde" veillant aux portes de la raison, et qu'il faut affaiblir. Une fois adoptée cette technique de développement des souvenirs du rêve, Freud souligne que sa méthode d'interprétation est d'abord cryptique: elle part des détails. Mais la clé vient des idées incidentes, qui sont les "arrière-pensées" du rêve. Elles révèlent le sens caché des détails grâce au contexte d'ensemble, comme dans la méthode symbolique. Le besoin de connaître le contexte exact est le premier motif qui pousse Freud à proposer ses propres rêves en exemple; le second, qui lui fait écarter les rêves de ses malades, est le souci de ne pas obscurcir la théorie du rêve par celle des névroses. (Récit préliminaire) L'exemple choisi a pour contexte l'échec de la cure d'une jeune hystérique, Irma, qui refuse la solution de Freud à sa maladie. Le rêve intrigue Freud par les incongruités qui l'émaillent, et qui dissonent avec les soucis bien naturels pour Irma qui lui occupaient l'esprit, avant qu’il ne s'endorme. (Analyse) D'emblée, l'"intention" (Absicht) du rêve s'impose: avoir du succès à tout prix. Ce souhait est battu en brèche par l'ignorance de Freud, à l'époque du rêve, du véritable ressort de sa thérapeutique, qui exige du patient qu’il admette la solution proposée. Cherchant dans toutes les directions associatives jusqu'à ce qu'il ait le sentiment d'avoir épuisé ses arrière-pensées, Freud découvre alors divers souhaits connexes, tous liés à l'angoisse d'avoir autrefois commis d'autres fautes médicales, ainsi qu'à des revanches imaginaires. Ils justifient les substitutions de personne et plusieurs rapprochements moralement douteux. Mais certains fils associatifs conduisent à un "ombilic" (Nabel) inexplicable; mort et sexualité pointent à l'horizon, et Freud, par discrétion, interrompt son analyse. Il en tire quatre conclusions. 1) Le contenu du rêve est "un accomplissement de désir" (Wunscherfüllung): ici, apparemment, le souhait que Freud ne soit pas coupable de la maladie d'Irma. 2) Sous cet angle, les détails s'éclairent: tous reçoivent une fonction. 3) Le rêve réalise son intention contre toute logique; car les justifications sont mutuellement incompatibles (ce sont les trois alibis contradictoires de la plaisanterie de "l'emprunteur du chaudron"). 4) Ces contradictions internes du désir sont reflétées dans les représentations par contraste que le rêve met en jeu.

Chapitre III.
Le rêve est un accomplissement de désir

Le rêve une fois décrit comme phénomène psychique, et comme souhait accompli, il s'insère dans la vie de l'esprit, comme un acte dans la série de tous les autres actes mentaux. Du coup, le problème du déguisement de ce désir se pose avec acuité. Freud n'entend l'aborder qu'après l'examen des objections à la généralisation inductive qu'il tente, du rêve de l'injection d'Irma au rêve en général. Or, sans montrer qu'il n'y a que des rêves de désir, Freud s'étonne surtout qu'on n'ait pas compris depuis longtemps que c'était le caractère même du "langage du rêve". Il étudie ainsi plusieurs cas de "rêves de commodité" (rêves de boire quand on a soif, etc.). Nos accomplissements de souhait oniriques sont la complication de ces rêves, sur lesquels se greffent des jugements de valeur. Les rêves naïfs des enfants sont une autre voie pour justifier l'induction décisive, et ils permettent en outre de remonter du simple au complexe. Or, dans les exemples de Freud, les pensées mises en œuvre dans le rêve sont des pensées de la veille dont les enfants ont conscience: leurs rêves sont la "réalisation de leurs fantasmes diurnes" (Realisierung seiner Phantasien). Les enfants montrent en tout cas que la faim suffit à causer le rêve; la sexualité n'est pas privilégiée. Une note suggère également que les rêves de faim des adultes sont moins refoulés que leurs rêves sexuels. Freud conclut en se demandant si la psychologie populaire, qui fait équivaloir "rêver à p" et "désirer p", ne serait pas plus directe que sa propre construction théorique.

Chapitre IV.
La déformation dans le rêve

Une fois caractérisée l'extension du souhait dans les rêves, la solution au problème-clé de la généralisation inductive ne dépend donc plus que de celle du problème de la "déformation" (Entstellung) du souhait, dans les rêves qui lui sont en apparence indifférents, ou contraires: le cauchemar, i.e. le "rêve d’angoisse" (Alptraum). Freud distingue le "contenu latent" et le "contenu manifeste" du rêve: le premier est toujours la satisfaction d'un souhait, le second n'en a l'aspect que si le souhait n'est pas refoulé. L'interprétation doit donc restituer le souhait refoulé, présent sous le rêve manifeste, comme si ce dernier était un "palimpseste". Cette distinction posée, les rêves objectés à Freud, au contenu manifeste pénible, ne sont plus des contre-exemples. Or, d'où provient la déformation? Freud examine, pour le découvrir, un rêve dit rêve "de l'oncle", qui joue dans la Traumdeutung le rôle symétrique du rêve de l’injection d’Irma. Il se traite en névrosé lors de son interprétation, soupçonnant que sa propre résistance à l'expliquer était motivée par le contenu refoulé du rêve. La déformation est toujours due à une "dissimulation intentionnelle" (absichtlich Verstellung). Freud nomme "censure" (Zensur) l'instance qui a le privilège d'accorder l'accès à la conscience aux tendances du sujet que, ce faisant, elle déforme. La censure modifie la conception régnante de la conscience, et apporte des notions "que nous avons vainement attendues jusqu'ici de la philosophie". Devenir conscient n'est qu'un acte particulier de l'esprit, et les représentations n'y sont plus nécessairement conscientes; la conscience est plutôt un "organe des sens" qui perçoit de façon contingente des contenus mentaux élaborés hors d'elle. L'énigme des rêves hypocrites se dissipe quand on isole les souhaits de la première instance qui crée le rêve, de ceux de la deuxième, la censure, qui s'en défend. Freud vérifie alors sa théorie sur les rêves hystériques, où la défense contre les souhaits refoulés est centrale. L'exemple (ou plutôt le contre-exemple apparent) étudié est le rêve du "caviar au dîner", rêve type d'insatisfaction. Clairement, ce rêve est motivé par un souhait paradoxal (typiquement hystérique) de se créer un désir insatisfait. Mais ce serait là interpréter la névrose, pas le rêve. Le mécanisme crucial est l'"identification" de la rêveuse à son amie, qui a pour effet de sélectionner dans le rêve le matériel imaginaire pertinent pour l'expression du refoulé. Une parenthèse s'ouvre alors sur l'identification hystérique. Freud propose une étiologie de la "contagion mentale" dans l’hystérie: elle résulte d'une identification entre sujets parce que ce qui était souhaitable pour l'un est devenu souhaitable (et donc motif d'action) pour l'autre, sans qu'il en ait pris conscience. Cette mise en commun inconsciente des motifs a des buts sexuels, et détermine les identifications, en faisant jouer aux sujets les rôles du "drame" (Schauspiel) érotique qu'ils fantasment. Un paradoxe dont Freud donne ensuite l'illustration, est la propriété de certains rêves de patients en cure, de n'être rêvés que pour démentir la théorie freudienne, et ainsi, d'affecter un contenu pénible; mais le détail du matériel permet d'en retrouver la teneur, contre leur forme d'ensemble. D'autres rêves enfin combinent ces contre-exemples (intégrés à des stratégies défensives donnant tort à Freud), avec de subtiles identifications hystériques. Les rêves contraires au désir ont encore une autre source que la résistance au traitement (i.e. au dévoilement des souhaits refoulés): le masochisme. Freud conclut en rappelant que le déplaisir en rêve n'exclut pas la présence d'un souhait: il suffit que le rêveur refuse de s'avouer le souhait auquel il pense pourtant (selon la grammaire des représentations par contraste). Cette "contre-volonté" (Widerwillen) démontre l'intentionnalité du refoulement. D'où la nouvelle formule intégrant la censure: "Le rêve est l'accomplissement (déguisé) d'un souhait (réprimé, refoulé)". Enfin Freud traite du rêve d'angoisse, laquelle n'est que l'angoisse névrotique, et doit se comprendre à partir de la phobie et de la névrose d'angoisse. En effet, il n'y a pas aucun lien motivé entre l'angoisse et ce qui est imagé dans de tels rêves: l’affect, issu d'une source différente, lui est juste soudé, comme il l’est, dans la phobie, à un objet contingent. D'autre part, la genèse de la névrose d'angoisse prouve que cet affect était au départ sexuel; c'est un désir détourné de sa destination.

Chapitre V.
Le matériel et les sources du rêve

Freud revient, pour commencer, sur les problèmes abordés historiquement dans les sections I, II et III du chapitre I, mais armé désormais des concepts d'accomplissement de souhait, de contenu latent et de censure. L'objection à parer n'est plus celle, logique, des rêves contraires au désir, mais celle, empirique, de leur infinie variété. Freud teste donc sa théorie sur un obstacle traditionnel: les multiples formes de mémoire dans le rêve (souvenirs du jour d'avant, ou de données insignifiantes, ou encore de faits infantiles).
(I) Or, si les impressions du jour précédent prévalent, c'est parce que quelque chose de significatif est resté d'actualité pour le rêveur. Freud le montre en revenant à "la monographie botanique". L'"instigateur" récent en est une conversation sur le paiement des dettes, et le risque de perdre ses yeux pour lire. Sa "source" est un souvenir de livre déchiré par Freud enfant, sans que son père l'ait grondé. Le "désir" sous-jacente est l'aspiration de Freud à l'indépendance, en forme de plaidoyer face à son père, teintée d'une culpabilité diffuse. À nouveau les motifs du rêve d'Irma! En somme, souvenirs infantiles, souvenirs du jour d'avant, et faits en apparence insignifiants, sont connectés par association, et leur interrelation est telle que même avec d'autres matériaux diurnes, le souhait agissant étant identique, il aurait produit un rêve similaire. Pour légitimer la façon dont l'esprit "s'y retrouve toujours" avec des associations fluctuantes, Freud compare le travail du rêve au "trait d'esprit" (Witz) qui fait feu de tout bois pour dire la chose défendue. La cause d’un trait d’esprit est encore le "déplacement" (Verschiebung) de l'accent psychique des représentations les plus investies vers les moins investies. C'est un processus "primaire". Contre ce qu'affirme Robert, il n'y a donc pas de contenu onirique insignifiant, ni innocent. Tous sont sous le contrôle de la censure, qui contrôle l'innervation de la décharge du souhait. Mais ce processus est aussi téléologique, puisque l'insignifiant-source est sélectionné pour son adéquation au déplacement expressif de l'accent. Ce double aspect permet à Freud de sauver à la fois l'idée d'une dynamique psychologique du rêve, et son inscription cérébrale. De plus, les rêves faits durant la cure ont une valeur exemplaire: les événement récents insignifiants qu'ils brassent font systématiquement allusion aux désirs sexuels refoulés des patients.
(II) Or, comment les souvenirs infantiles s'ajustent-il avec les plus récents? Freud suggère que les déplacements décisifs ont eu déjà lieu pendant l'enfance; ce sont eux qui reviennent chez l'adulte, en sorte qu'en rêve, la vie pulsionnelle de l'enfant survit (sur le mode latent). Dans la "monographie botanique", la preuve en est la surdétermination des associations, et le rôle-pivot qu'y jouent de très anciennes liaisons. Les rêves récurrents (par définition insensibles aux modifications récentes) sont donc tous infantiles ¾ ce que Freud analyse dans le rêve "de l'oncle", mais surtout dans ses rêves "de Rome" (où s'exprime son vœu, tel Hannibal, d'y venger un père humilié). Dans cette analyse, qui le concerne intimement, il commet d'ailleurs un lapsus. Suivent des exemples de rêves névrotiques qui précisent ses thèses: 1) les scènes sexuelles infantiles remémorées en rêve sont re-sexualisées après-coup par l'adulte; 2) les représentations par contraste sont décisives pour motiver chaque interprétation; 3) la relation des malades envers Freud joue un rôle-clé dans le scénario onirique. Puis Freud livre deux de ses rêves ("les Parques" et "le comte Thun"), pour réfuter l'idée qu’un matériel onirique infantile ne serait qu’un stigmate pathologique. Le second met la pudeur et la piété filiale de Freud à rude épreuve, tant le latent transparaît dans le manifeste. Divers types de censure s'y mêlent (inconsciente, consciente et sociale). Mais 1) et 2) s'y vérifient également. Freud conclut que s'il a ainsi constaté l'existence d'une relation fondamentale entre l'insignifiant, le récent (ou l'actuel) et l'infantile dans le rêve, il ne l'a pas expliquée; et que c'est une pluralité de significations oniriques qui est ramenée peu à peu, par ses analyses, à un désir infantile.
(III) La réorganisation conceptuelle des faits dispersés dans la littérature s'achève avec un réexamen du problème des sources somatiques du rêve. La section III réfute l'abstraction d'un préjugé clinique: l'idée que le rêve ne serait qu'un écho des événements corporels de la nuit. Les théories mentionnées au chapitre I sont imprégnées de ce préjugé. Pour intégrer la part de vérité qu'elles contiennent à la doctrine du rêve-désir, Freud distingue: 1) la cause formatrice du rêve, le souhait, qui n'est pas un besoin corporel, mais qui parfois même le déclenche; 2) sa cause matérielle, fonction de l'actualité psychique d'événements récents, comme aussi du matériel infantile; 3) l'appoint somatique, contingent, et subordonné à cette actualité. Le rêve "du cheval gris" vient étayer la thèse capitale de la suprématie des composants psychiques du rêve sur les réalités physiologiques concomitantes. "Source" excitatrice et "motif" psychologique des rêves de commodité sont distingués et articulés en une esquisse de la future doctrine des pulsions. À partir de là, Freud arrive à l'idée que "le rêve est le gardien du sommeil et non son perturbateur". Le désir de dormir est la contribution du "Moi" (Ich) au rêve, et il rationalise la sélection (autrement incompréhensible) des excitations qui atteignent le dormeur, ainsi que l'action de la censure écartant toute interprétation qui pourrait l'éveiller. Au-delà d'un certain seuil, le souhait qui régit le rêve s'approprie même la douleur somatique, comme défouloir pour une représentation refoulée qui, sinon, n'aurait pu se décharger dans la conscience. Cette explication du cauchemar renforce celle par le refoulement et la conversion en angoisse de la libido non déchargée. En aucun cas la tonalité générale du corps ne peut donc déterminer le rêve, sans les souhaits du sujet.
(IV) Cette dernière section vise un second préjugé clinique, symétrique du précédent: que les rêves typiques indiqueraient la structure de l'esprit rêvant en général. Ne sont probantes, pour Freud, que les interprétations fondées sur les associations de sujets à chaque fois singuliers, et en quête de leurs intentions. Mais avec ces rêves (de nudité embarrassante, de mort des personnes chères, ou d'angoisse d'examen), elles manquent souvent. La méthode symbolique est alors une fragile auxiliaire. 1) Pour la nudité, Freud se guide sur les représentations par contraste (inhibition du sujet, indifférence de l'entourage) et le conte d'Andersen ("Les habits neufs de l'empereur") et l'interprète comme un refoulement de l'exhibitionnisme infantile. 2) La mort de parents, frères ou sœurs, n'a d'intérêt que lorsque la pénibilité du rêve manifeste coïncide avec l'affect latent. Ces rêves renvoient à l'enfance, ils montrent l'amour-propre ou le "narcissisme" (Narcißmus) de l'enfant qui rejette tout ce qui le gêne; ils préludent au motif œdipien du meurtre du père, préalable à l’inceste avec la mère. Ce motif, avance audacieusement Freud, est le fil conducteur qui conduit à la base fantasmatique des névroses de l'adulte. Tels des rêves typiques, Œdipe-roi et Hamlet trahissent l’universel psychique qu'objective la technique psychanalytique d'interprétation. À l'occasion de ces remarques sur le narcissisme de l'enfant, Freud confirme l'égoïsme du rêve: son point d'impact est toujours le Moi du rêveur, même s'il est aboli dans le contenu onirique. Il signale enfin les rêves de vol et de chute, comme d'origine infantile. Ce sont les prototypes des crises hystériques. 3) Le rêve d'angoisse d'examen qui, lui, ne réveille pas, montre toute la différence entre la résurgence incontrôlable d'un souhait refoulé, et l'exploitation du souvenir pénible d'une crainte infondée, en vue de se rassurer. La dialectique du désir vainqueur d'une contre-volonté attribuée à autrui confirme dans ce dernier cas le rôle explicatif des représentations par contraste.

Chapitre VI.
Le travail du rêve

Ce chapitre, le plus long de la Traumdeutung, et passablement chaotique après la section V, expose le mode d’action de l’inconscient sur les pensées latentes, qui aboutit à la formation du rêve manifeste. Des premières au second, se produit une "transposition-transfert" (Übertragung) analogue à une réécriture de la langue des pensées du rêve dans un "système pictographique" (Bilderschrift). C’est pourquoi "le rêve est un rébus", à comprendre comme une totalité de signes, chacun emprunté à divers codes, et non comme une suite d’images indépendantes et directement représentatives.
(I) La meilleure introduction à ce procès de transposition, à ce "travail du rêve" est l’effet d’extraordinaire "condensation" (Verdichtung) qui s’impose à l’interprète, quand il confronte les idées qui lui viennent en abondance alors qu’il découvre les pensées du rêve, et le laconisme du texte noté au réveil. A l’objection selon laquelle les pensées en surnombre sont ajoutées par l’analyse, Freud répond que le réseau d’implications qui les lie doit avoir été déterminant dans la production du scénario onirique, et que même si toute idée incidente surgissant dans l’association n’est pas directement issue du rêve, la condensation demeure certaine. Mais pourquoi y a-t-il eu ellipse de telle ou telle, cela exige explication. Revenant sur la "monographie botanique", Freud nomme "surdétermination" (Überdeterminierung) la structure tramée en tous sens du rêve qui légitime, en lui réservant en puissance une place, la masse des idées incidentes interprétatives postérieures au rêve. En revanche, Freud fait remarquer que si forte soit-elle, la surdétermination ne renseigne en rien sur la réalité des situations révélées: faits, ou purs "fantasmes". Pour éclairer le mécanisme de la condensation, Freud songe aux images composites de Galton, et, pour le matériel verbal, aux mots-valises, qui traitent les mots comme des choses (Freud fouille alors un exemple personnel, le néologisme "Autodidasker"). Cette façon de traiter des mots, constante dans la psychose, y serait un reste de procédés infantiles; elle n’est pas volontaire. Pour la même raison, il est vain de reprocher à l’interprète du rêve d’y projeter arbitrairement des procédés d’expression trop spirituels: les traits d’esprits eux-mêmes sont des voies détournées par force de l’expression des souhaits refoulés, et ils ne sont pas introduits par l’analyse, mais constatés dans le matériel.
(II) Si la condensation révèle la surdétermination, un autre processus, fonction de la censure, grève encore l’expression complète du contenu latent: le "déplacement" (Verschiebung). Si la condensation apparaît dans le déploiement associatif en tous sens qui, au réveil, relance et retrouve la logique de la surdétermination (livrant par là la règle de l’interprétation comme "surinterprétation" délibérée), le déplacement se manifeste, précisément à cette occasion, comme l’évidence d’une baisse corrélative systématique de l’intensité psychique des représentations indésirables. C’est "la partie essentielle du travail du rêve", la raison d’être du "transfert" (Übertragung) des pensées du rêve dans le contenu manifeste, lequel implique leur déformation.
(III) Sur ces bases, Freud défend l’idée qu’une "synthèse" du rêve analysé est possible, et que l’on peut isoler un "complexe" (Komplex) de pensées essentielles, distinct des simples pensées de liaisons qui ne doivent leur existence qu’à l’analyse d’un sens surdéterminé. Or, si ce sont là des pensées au sens fort, comparables à la pensée de veille, comment se présentent leurs articulations logiques? Le rêve en effet ne saurait les montrer comme telles. Freud montre alors comment les relations de causalité, de temps, ou les connecteurs logiques, peuvent arriver à une "figuration" (Darstellung) plastique en rêve. L’obstacle fondamental est que le rêve ne peut représenter aucune négation: sa tendance, qui favorise la condensation, est à l’assimilation illimitée. Freud revient à ce sujet sur l’identification, décrite au chapitre IV, dont l’utilité pour le déplacement et la censure apparaît en pleine lumière, expliquant même ce qui semblait faire exception au principe de l’égoïsme du rêve. Si la négation n’a pas de figuration, les renversements dans le contraire, dans la trame des associations par contraste, sont innombrables: c’est précisément par elles que le refoulé parvient à se faire jour, quand l’interprète devine qu’il doit comprendre le contraire exact de ce que dit le rêve. Au problème de la figuration se rattache celui de l’intensité sensorielle des images oniriques. La censure se vérifie au fait que les éléments intenses ne renvoient pas aux pensées cruciales du rêve; il y a une "réévaluation inversante" (Umwertung) des valeurs psychiques, qui se met au service de la condensation. Ce facteur déformant est pour Freud l’occasion d’attirer l’attention sur un artifice subtil qui permet au refoulé de faire retour malgré la censure, et que l’on décèle si l’on cesse de s’obnubiler sur l’intensité sensorielle des images, pour considérer la forme du rêve, ou la forme dans laquelle le rêve est rêvé. Ainsi, un rêve "lacunaire" s’avère être un rêve "de lacune", c’est-à-dire de castration (le châtiment œdipien de l’inceste)! Ou encore, un rêve d’impuissance motrice, au vécu très vif, n’être qu’un rêve-désir de refus, de "non". Ou enfin le phénomène du rêve dans le rêve, l’expression du désir que ce à quoi l’on rêve ne se soit jamais produit.
(IV) Fidèle à sa méthode, qui consiste à enraciner dans la réalité mentale du rêve les faits de signification que l’analyse y découvre, et qu’elle ne crée donc pas, Freud se demande alors comment l’esprit peut choisir les représentations les mieux figurables, pour qu’elles passent la censure. Il part de l’idée que le "déplacement", en un sens jusqu’ici non étudié, peut prendre la forme exemplaire du remplacement d’une expression abstraite par une autre, imagée, qui se prête à la figuration. Il y a là l’esquisse d’une symbolique spontanée, dont Silberer a tenté l’exploration expérimentale. Le fait frappant est que nombre de symptômes névrotiques sont ainsi construits, comme les rêves, sur la base de métaphores méconnues du sujet. Mais la théorie des névroses décourage la tentative de rechercher une symbolique psychanalytique universelle, autrement dit, des lois générales de la figurabilité, puisque la surdétermination idiosyncrasique des représentations en jeu chez un sujet rend chaque symbole singulier.
(V) Freud consacre de longs développements au savoir bien court que l’on peut espérer d’une symbolique inconsciente. C’est qu’il se trouve à la jonction des représentations individuelles et des collectives, ce qui présente, comme Rank l’a bien vu, un intérêt majeur pour l’anthropologie. La discussion, très critique, des travaux de Stekel, ne permet guère qu’une conclusion: c’est le phallus qui est symbolisé de mille manières, ou plus exactement, un nombre infini de choses symbolisent le phallus. Réalisant cela, Freud voit que l’idée même de rêve typique est en danger: d’une ressemblance des contenus manifestes, on ne doit rien inférer du contenu latent. Sauf, et c’est le parti qu’il prend, si l’on pose que le caractère avant tout sexuel du symbolisme, donc la loi de figuration que dicte l’inconscient, est la clé de ces rêves typiques. Les rêves dentaires, puis les rêves de vol, sont soumis à cette lecture. Le danger est que l’on s’imagine que par ce biais, tout rêve est un rêve de désir sexuel, ce que Freud nie. En revanche, il existe un rêve typique dont le refoulement est constant: le rêve œdipien; c’est le seul qui satisfasse aux exigences critiques de Freud. En fait, beaucoup de rêves symboliques probants ne sont que des rêves à stimuli organiques; ils sont donc de peu de valeur pour la symbolisation et la figuration du désir.
(VI) Cette section est d’abord une longue illustration des thèses précédentes. Elle se poursuit par la dénonciation d’une illusion: celle qui ferait confondre le fait de rêver d’une activité intellectuelle (calculer, par exemple), avec une activité intellectuelle poursuivie en rêve. En fait, ces activités font partie du matériel du rêve, et leur présence n’invalide aucunement le principe selon lequel la pensée du rêve est une pensée de désir. Enfin Freud propose à la sagacité du lecteur un exemple personnel qui condense toutes les difficultés et tous les procédés oniriques: le grand rêve "de Brücke", avec l’énigmatique phrase "non vixit".
(VII) Car l’activité intellectuelle dans certains rêves est étrange: elle contraste avec l’absurdité consommée que d’autres manifestent. La solution de Freud consiste à montrer que le problème n’est pas cognitif mais affectif, et que le rêve-type ultime, le rêve œdipien, mettant en scène le vœu de mort le plus refoulé, celui contre le père, explique la production défensive de l’absurde dans le contenu manifeste. Il y a, entre les rêves de Freud dans cette section, et le rêve "de Brücke" qui clôt la précédente, une continuité parlante. L’absurde est en effet le plus grand déni de sens possible pour une pensée refoulée qui ferait retour: celle qui démontre l’"ambivalence" (infantile) du rêveur à l’égard d’une personne aussi sacrée qu’un père. L’argument se métamorphose ici: d’une description des processus formels du travail du rêve, on passe à son enracinement dans une signification vitale (le vœu œdipien). C’est par rapport à celle-ci que les processus formels de déformation prennent toute leur portée: ils n’existent donc pas indépendamment, tels d’abstraites fonctions du psychisme en général, mais comme des moments significatifs dans lesquels s’analyse le destin affectif d’un individu. En tous cas, la polémique du chapitre I touchant la conservation ou la disparition des facultés supérieures de l’esprit pendant le rêve, n'a plus de raison d'être. Les jugements, non plus absurdes, mais sensés, portés dans le rêve manifeste, ne sont ni moins ni plus intéressants que ceux portés par exemple au réveil, sur ce qu’on a rêvé. Car, puisque "le travail du rêve ne pense pas", il ne peut s’agir de structures logiques du contenu latent lui-même. Freud termine par une allusion à la façon dont ses rêves lui ont appris ce qu’était la "scène primitive" dont il repérait le fantasme chez ses névrosés.
(VIII) Si l’on ne s’égare pourtant pas dans les déplacements et les substitutions qu’impose la transposition du latent en manifeste, c’est qu’un facteur demeure constant: la qualité de l’affect, laquelle s’accorde toujours au désir, et non à son déguisement. La censure ne peut que le réprimer plus ou moins (ce qui n’est pas entièrement l'effet du sommeil), ou exploiter une représentation par contraste pour le déplacer (l’identification de la vraie valeur de l’affect se fait alors par le contexte). Divers exemples illustrent cette séparabilité décisive de la représentation et de l’affect, ainsi que les renforcements que des courants affectifs indépendants produisent dans certaines représentations névrotiques. Freud, tout au long de cette section, poursuit son auto-analyse, notamment à partir du rêve "de Brücke". Il termine en distinguant l’état d’âme qui parfois co-détermine le rêve, de l’affect, dont la "force pulsionnelle" (Triebkraft) procède du désir.
(IX) Cette parenthèse sur les affects refermée (elle est étroitement liée aux notions que Freud doit à la découverte de son propre complexe d'Œdipe), on arrive à l’ultime facteur de formation (ou de déformation) du rêve, "l’élaboration secondaire". Les cas de critique du rêve au sein même du rêve témoignent qu’une autre instance, inséparable de la pensée de veille, rationalise le rêve en créant des liaisons nouvelles qui adoucissent ce qu’il a de choquant, et l’accommode ainsi à la censure. Certains scénarios vigiles tout faits, des fantasmes qui ne sont rien d’autre que des "rêveries diurnes" (Tagtraüme") ou de "petits romans" comme dans l’hystérie, imprégnés de souhaits infantiles, offrent leur support à ce lissage des apparences. La notion de scénario tout prêt permet à Freud de proposer une solution au problème du rêve de Maury (la formation d’un rêve complexe et long pendant une durée de sommeil infime). Surtout, l’élaboration secondaire montre combien, "dès le début", l’acceptabilité pour la conscience est une condition à laquelle la sélection du matériel des pensées du rêve doit satisfaire. Freud revient à Silberer, et interprète ses expériences sur les images qui s'imposent au moment de l’endormissement comme des élaborations secondaires sur l’état subjectif d’un dormeur qui s’auto-observe. Le chapitre s’achève sur un résumé détaillé. 1) Il faut distinguer la production des pensées du rêve, qui sont toujours correctes bien que non-conscientes, de la production du contenu du rêve, autrement dit de leur "transmutation" (Verwandlung), qui est ici l’objet électif de l’analyse. 2) Le travail du rêve est une forme de pensée qualitativement distincte de celle de la veille: il ne juge jamais. 3) Il se définit par son but: soustraire ce qui est rêvé à la censure. 4) Il procède par déplacement des intensités psychiques. 5) Il prend en compte leur figurabilité pour donner plus d’intensité à certaines représentations ¾ d’où la condensation des pensées du rêve dans le contenu manifeste. 6) Les liens logiques entre les pensées latentes sont mal rendus (sauf par des subtilités de la forme du rêve). 7) Les affects, au contraire, restent à peu près inchangés du latent au manifeste; ils sont plus réprimés que refoulés. Mais cela montre qu’ils ne forment pas un tout avec le contenu représentatif qui les véhicule. 8) L’interprétation tendancieuse du rêve à l’intérieur du rêve, afin d’en accroître l’acceptabilité, est le seul point sur lequel Freud retrouve l’intuition d’autres auteurs.

Chapitre VII.
Psychologie des processus du rêve

Le chapitre conclusif de la Traumdeutung remonte des conditions d’une interprétation du rêve à la détermination de ce qu’est le rêve en tant que rêve, pour, à partir de là, spéculer sur la nature de l’appareil psychique. Il s’ouvre sur un rêve si poignant qu’il a été re-rêvé par une malade de Freud. Un enfant, à peine décédé, vient en rêve tirer le bras de son père, lui disant: "Ne vois-tu pas que je brûle?" Le père s’éveille et découvre le linceul de son fils incendié par accident. Une fois ce rêve interprété par les souhaits refoulés qui s’y décèlent, il reste à y expliquer le fait que ces souhaits aient abouti à la formation d’un rêve (accompagné d'un pareil effet hallucinatoire), plutôt que d’un quelconque autre état mental.
(I) Mettre l’accent sur ce qu’est en lui-même le rêve que l’on interprète oblige à revenir sur l’objection récurrente que l’on peut faire à la méthode freudienne: rien ne garantit que ce dont on se souvient au réveil soit un reflet, même déformé, de ce qui s’est passé durant le sommeil. Peut-être tout n’est-il qu’inventé après-coup. En fait, l’impression d’arbitraire qui motivent ces doutes montre à quel point la critique sous-estime le "déterminisme" (Determinierung) qui règne sur les faits psychiques. Et ce déterminisme s’étend aussi à la façon dont on raconte un rêve, soumettant à une seule et même loi les faits du rêve, son récit, et son interprétation. C’est pourquoi, lorsque le progrès du processus d’interprétation d’un rêve est arrêté, la résistance qui se manifeste est formellement la même que celle qui oblige une pensée refoulée à se déguiser sous l’aspect que l’on résiste à interpréter. Aussi, au degré extrême de la résistance, l’oubli du rêve est-il intentionnel, et non un simple accident matériel, lié au sommeil ou à autre chose encore. Plus on surmonte ses résistances, mieux on se souvient de ses rêves, mieux on les interprète, et meilleure est la lucidité sur les désirs, moindre les résistances, etc. Freud donne alors cinq conseils pour l’analyse des rêves. 1) Guetter les représentations involontaires plutôt que celles qu’amène un train de pensées délibérément orienté. 2) Fractionner l’analyse. 3) Surinterpréter le rêve, pour éprouver la continuité réelle entre sa surdétermination et son analyse, laquelle n’est qu’une façon de ré-expérimenter le processus déterministe de sa formation (puis de sa déformation) sous l’action de la résistance. 4) Orienter la surinterprétation sur les contenus sexuels et infantiles, d’où procèdent les conflits les plus enfouis des désirs pulsionnels, et non sur des contenus allégoriques. 5) Savoir que tout n’est pas interprétable, mais dépend, dans l’interprétation comme dans le rêve, du rapport de force entre refoulé et résistance. 6) Savoir que la surdétermination, en outre, aboutit à un nœud de pensées, l’"ombilic" (Nabel) du rêve, lui-même sans raison plus profonde, et d’où le désir-cause surgit, "comme un champignon de son mycélium". Or, si la résistance était si puissante, comment le rêve pourrait-il se former? C’est que le sommeil diminue la censure. Cette idée sert de prémisse à l’explication naturaliste, en termes d’"investissement" (Besetzung) et de rapports d’énergie dans le psychisme, qui régit tout le chapitre. Freud soulève alors une seconde objection préliminaire. Si l’on suspend toute orientation du cours de sa pensée, et que l’on associe à l’infini, n’est-il pas évident que l’on finira toujours par tomber sur des pensées qui, sans autre cause que le hasard, passeront pour des pensées latentes surdéterminées? Freud avance trois réponses. 1) L’impression subjective que tout ne se tiendrait pas si bien, si, à un certain degré, les connexions essentielles n’étaient pas réellement présentes dans le psychisme. 2) La disparition des symptômes hystériques au lieu exact indiqué par la surdétermination. 3) Qu’il est faux que l’association entre idées incidentes involontaires débouche sur un chaos: car il n’y a jamais, sauf démence organique, de désagrégation psychique absolue. Il y a toujours des "représentations-buts" non-conscientes, qui guident, plus ou moins explicitement, le travail associatif. Même le délire a un sens; il exprime un désir qu’aucune censure ne contraint plus au refoulement. Ces représentations-buts sont par exemple comme un trait d’esprit, qu’il nous arrive de produire involontairement. L’une d'elle a un statut spécial: le patient ne s'aperçoit pas que ce qu’il dit d’apparemment indifférent vise toujours le thérapeute, et cette visée qu’il méconnaît structure en sous-main son propos.
(II) Freud en ayant fini avec ces objections tient désormais pour acquis ce que l’interprétation du rêve dévoile des structures de l’esprit, et va maintenant caractériser le rêve comme un fait psychique sui generis. Le rêve "de l’enfant qui brûle" pose le problème de l’objectivation onirique de ce qui n’est, interprété, qu’une disposition: un souhait. Il faut donc distinguer: 1) la transformation de cette disposition en une affirmation actuelle, au présent (ce qui a déjà lieu dans la rêverie diurne), et 2) la transformation de ce contenu de sens en une image mentale sensorielle (une hallucination). Pour résoudre cette énigme, Freud revient à l’analyse de Fechner mentionnée au chapitre I, selon qui le rêve se joue sur "une autre scène". Cet autre "lieu psychique" n’est pas le lieu d’une action matérielle dans le cerveau, mais plutôt semblable aux points idéaux où se forment les images dans un microscope: il aide à schématiser les relations entre instances ou "systèmes" de l’appareil psychique "Y ". Celui-ci est bâti sur le modèle de l’arc réflexe, avec une entrée perceptive P et une sortie motrice M. On suppose que le système périphérique de Y reçoit les impressions, mais n'en retient aucune (conscience et mémoire s’excluent). Les traces mnésiques S sont conservées dans un second système, en arrière, dont les couches profondes constituent l’"inconscient", Ics (Unbewußte). Le "préconscient", Pcs, (Vorbewußte) est situé avant la sortie motrice, qu’il contrôle. Normalement, l’excitation s’écoule de façon "progrédiente" de P vers M. Mais dans le sommeil, la censure préconsciente l’interdit, et la marche de l’excitation devient "régrédiente", orientée vers P: d’où l’investissement hallucinatoire des traces mnésiques inconscientes, et l’intensité sensorielle du rêve "de l’enfant qui brûle". Cette hypothèse est confirmée par les hallucinés hystériques ou paranoïaques, dont, d’association en association, on peut observer la "régression" (Regression) vers des désirs inconscients refoulés. Dans l’hystérie, c’est uniquement en obtenant l’expression verbalisée de ce refoulé que l’on peut briser la contrainte régressive. D’où l’idée que les souvenirs inconscients profonds attirent à eux les autres et leur donnent leur intensité: le rêve serait alors "le substitut d’une scène infantile modifiée par transfert dans un domaine récent". La résistance du Pcs est même aggravée par cette attirance pour la reviviscence de scènes oubliées archaïques. Freud analyse donc la régression en trois sens: 1) "topique" (de M vers P dans Y ), 2) "temporelle" (vers les pulsions infantiles), 3) "formelle" (vers une expressivité primitive). En ce dernier sens, rêve et névrose révèlent la préhistoire de l’esprit humain.
(III) Si la régression explique donc comment l’accomplissement de souhait acquiert sa vive réalité mentale, une autre question surgit: pourquoi l’esprit, la nuit, ne produit-il que des pensées de désir? 1) Freud établit d’abord par les mêmes motifs que dans la section II que seuls les désirs issus du système Ics peuvent donner assez de force aux autres; un rêve ne se forme qu’à cette condition. Et même si, empiriquement, on ne peut l’établir dans tous les cas, il est irréfutable (pour une raison de fond: la structure de Y ) que le souhait du rêve est infantile. Une pensée diurne peut bien être "l’entrepreneur" du rêve, le "capitaliste", c’est le désir inconscient. Et Freud de montrer que cette conception ne succombe pas à l’objection du rêve d’angoisse, du rêve de déplaisir, voire du rêve de châtiment, où le souhait satisfait provient, tout inconscient qu’il soit, du Moi — c’est l’esquisse de ce qui deviendra ultérieurement le Surmoi. On est conduit par toutes ces comparaisons à postuler une certaine quantité d’énergie psychique au travail dans ces divers processus, dont les transferts en rêve éclairent en retour les symptômes névrotiques. 2) Ceci rappelé, Freud définit ce que doit être la pensée de souhait comme fait mental: c’est le mouvement qui tend à réinvestir sans cesse les frayages d'une perception originaire où le sujet a expérimenté la satisfaction. C’est sous la seule contrainte du Pcs que cette tendance s’arrache à l’hallucination de la satisfaction, qui met en péril l’organisme (comme dans la psychose): inhibant la régression, le Pcs oriente le désir vers l’action motrice, et fait chercher dans la réalité la satisfaction (détournée) du désir inconscient. La différence entre rêve et névrose est que le rêve est simplement soumis aux exigences de déformation par la censure, tandis que dans la névrose, un second désir, issu du Pcs, se combine avec le désir inconscient en une "formation de réaction" symptomatique. Il y a pourtant un contre-désir à l'œuvre dans tout rêve: l’envie de dormir. C’est le motif psychique opposé, qui motive les modifications d’investissement par le travail du rêve. Ce contre-désir laisse cependant les scènes du rêve filtrer hors de l’inconscient, puisqu’on sait bien, dans le sommeil, que "ce n’est qu’un rêve". Le rêve "lucide" (où l’on sait en rêve qu’on rêve) ne fait donc pas exception à la théorie de Freud.
(IV) On peut désormais spécifier ce qu’est la conscience, aux deux extrémités de Y : un "organe des sens pour l’appréhension des qualités psychiques". Elle a deux faces: l’une perçoit les déclenchements primitifs de "plaisir" (Lust) et de "déplaisir" (Unlust), qui sont l’écho du "réglage automatique" des investissements de Y ; l’autre, organisée par les souvenirs finement élaborés des signes du langage, procède du Pcs, et accompagne l’adaptation de l’action motrice à la réalité. Même affaibli par le sommeil, cette face du Pcs impose "l’élaboration secondaire" au rêve. Surtout, Freud montre que le travail du rêve a toujours commencé durant le jour, sous contrôle du Pcs, et que les rêves sont largement influençables par nos attentes. C’est heureux; car la possibilité d’une liaison de l’Ics par le Pcs est le ressort de la psychothérapie, qui amène la "liquidation" et "l’oubli" de représentations insistantes morbides. Après avoir référé le cauchemar à l’angoisse névrotique, Freud livre son unique rêve d’enfant rapporté dans la Traumdeutung ("mère et personnages à becs d’oiseaux"), et lie exemplairement le cauchemar à un souvenir infantile où une scène sexuelle inintelligible a provoqué son angoisse. Le bénéfice clinique de la vision "dynamique" de Y se prouve enfin par contraste avec un cas décrit dans l'esprit médical régnant.
(V) Cette section s’ouvre par une longue récapitulation des acquis de Freud, rapportés aux travaux de ses devanciers. Le bénéfice épistémologique (justice rendus aux divers points de vue, intégration supérieure) est évident. Freud revient alors sur la dichotomie pensées du rêve (correctes) / travail du rêve (anormal), et distingue les représentations-buts de la conscience de celles du Pcs. Il synthétise son point de vue dans les termes d’une théorie quantitative de l’attention et du contrôle de l’écoulement de l’énergie psychique. Le parallèle entre rêve et hystérie est une nouvelle fois invoqué, parce qu’il offre une base plus sûre que la "fiction" de l’appareil Y . Freud oppose alors un "processus primaire" qui régit l’Ics (et tend vers "l’identité de perception"), et un "processus secondaire" dans le Pcs (qui tend vers "l’identité de pensée" et l’adaptation à la réalité). L’Ics ne peut que relancer un désir indestructible; il ignore le déplaisir, et court à l’hallucination. Il ne saurait donc être contrôlé qu’au moyen d’un refoulement radical, qui jugule le développement des affects en les réduisant à un simple "signal" de déplaisir, malgré les déplacements incessants de l’énergie libre. Trop de jugements hâtifs sur l’anormalité des processus mentaux ne sont qu’une méconnaissance du travail psychique et de ses conflits; Freud se range donc aux côtés des tenants de la névrose comme atteinte "fonctionnelle" de l’esprit.
(VI) Le point de vue "dynamique" corrige ce qui restait fictif dans le point de vue "topique" sur Y . Il décante l’inconscient freudien du subconscient que les philosophes admettent en complément à la conscience, et qui revient au Pcs. Les conséquences métapsychologiques de la Traumdeutung sont au contraire que: 1) l’Ics est une "réalité psychique" qui a autant de réalité que la réalité extérieure; 2) l'action causale des désirs refoulés est capable de contrecarrer l'action causale des perceptions sur l'esprit; 3) l'Ics éclaire la théorie des névroses, en plus de celle du rêve; 4) il donne leur profondeur vitale aux œuvres de l’esprit; 5) la distinction de l'Ics et du Pcs est un avantage évolutif, malgré les risques du refoulement, et Freud nie qu’il rende la conscience inutile. 6) Loin de supprimer la morale, l'existence de l'inconscient rend lucide sur le sol où se dressent les vertus, et sur les conditions qu’impose la loi du désir à toute espérance possible.

Pierre-Henri Castel 

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