Masochisme
La représentation fantasmatique « un enfant est battu » est avouée avec une fréquence étonnante par des personnes qui ont demandé un traitement psychanalytique pour une hystérie ou une névrose obsessionnelle. Il est fort vraisemblable qu’elle se présente plus fréquemment encore chez d’autres personnes qui ne sont pas contraintes par une maladie manifeste à prendre cette décision.
A ce fantasme sont attachés des sentiments de plaisir à cause desquels il a été d’innombrables fois reproduit ou est encore toujours reproduit. Au paroxysme de la situation représentée survient presque régulièrement une satisfaction onanistique (donc au niveau des organes génitaux), d’abord avec le consentement de la personne mais aussi bien, par la suite, avec un caractère compulsionnel et contre son gré.
L’aveu de ce fantasme n’est consenti qu’avec hésitation, le souvenir de sa première apparition est incertain, une résistance sans équivoque s’oppose au traitement analytique de cet objet, honte et sentiment de culpabilité s’émeuvent â’ cette occasion peut-être avec plus de force que lors de communications semblables portant sur les premiers souvenirs de la vie sexuelle.
On peut finalement s’assurer que les premiers fantasmes de cette espèce ont été cultivés très tôt, certainement avant l’âge scolaire, dés la cinquième et la sixième année. Lorsque l’enfant a assisté à l’école â la fustigation d’autres enfants par le maître, cette expérience a réveillé ses fantasmes s’ils étaient endormis et les a renforcés s’ils étaient encore présents, tout en modifiant sensiblement leur contenu. A partir de là, c’est « un nombre indéterminé » d’enfants qui ont été battus. L’influence de l’école a été si claire que les patients concernés étaient d’abord tentés de rapporter leurs fantasmes de fustigation exclusivement à ces impressions de la période scolaire, après la sixième année. Mais cela ne tenait jamais; ils avaient déjà existé avant.
Que signifie le fantasme « un enfant battu » ?
Si la fustigation des enfants cessait dans les grandes classes, son influence trouvait plus qu’un simple substitut dans l’effet des lectures, qui prenaient bientôt de l’importance. Dans le milieu de mes patients c’étaient presque toujours les mêmes livres, accessibles à la jeunesse, dans le contenu desquels les fantasmes de fustigation allaient se chercher de nouvelles stimulations : la Bibliothèque dite rose, la Case de l’oncle Tom et ouvrages du même genre. En concurrence avec ces fictions, la propre activité fantasmatique de l’enfant commençait à inventer une profusion de situations et d’institutions dans lesquelles des enfants étaient battus, ou punis et châtiés d’une autre manière, parce qu’ils n’avaient pas été sages et qu’ils s’étaient mal conduits.
Comme la représentation fantasmatique «un enfant est battu » était régulièrement investie avec un intense plaisir et aboutissait à un acte procurant une satisfaction auto-érotique voluptueuse, on pouvait s’attendre à ce que le spectacle d’un enfant battu à l’école soit lui aussi la source d’une jouissance semblable. Mais ce n’était pas le cas. Le spectacle de scènes réelles de fustigation à l’école soulevait chez l’enfant qui y assistait un sentiment particulièrement aigu, vraisemblablement mêlé, dans lequel l’aversion avait une grande part. Dans quelques cas, l’expérience réelle de scènes de fustigation a été ressentie comme insupportable. Du reste, même dans les fantasmes plus raffinés des années suivantes était maintenue la condition que les enfants châtiés ne subissent aucun dommage sérieux.
On ne pouvait éviter de se demander quelle relation pouvait bien exister entre l’importance du fantasme de fustigation et le rôle que les châtiments corporels réels avaient joué dans l’éducation familiale de l’enfant. L’hypothèse qui se présentait la première, celle d’une relation inverse entre les deux phénomènes, fut impossible à prouver par suite du caractère unilatéral du matériel. Les personnes qui ont fourni la matière de ces analyses étaient rarement battues dans leur enfance et, en tout cas n’avaient pas été élevées à coups de trique. Naturellement, chacun de ces enfants avait pourtant eu l’occasion d’éprouver un jour ou l’autre la supériorité de la force physique de ses parents ou de ses éducateurs; il est inutile d’insister outre mesure sur les coups que les enfants eux-mêmes ne manquent pas d’échanger dans toute chambre d’enfants.
Sur ces fantasmes précoces et simples qui ne renvoyaient pas d’une manière patente à l’influence d’impressions scolaires ou de scènes tirées de la lecture, la recherche aurait bien voulu en apprendre davantage. Qui était l’enfant battu? L’auteur du fantasme lui-même ou un autre enfant? Etait-ce toujours le même enfant ou était-il indifférent que ce fût souvent un autre? Qui était-ce qui battait l’enfant? Un adulte? Mais qui, plus précisément?
A toutes ces questions ne faisait suite aucune solution éclairante, mais toujours uniquement la même réponse timide : Je n’en sais pas plus; un enfant est battu.
Les demandes concernant le sexe de l’enfant battu avaient plus de succès, mais sans nous aider à mieux comprendre. Maintes fois il était répondu : toujours uniquement des garçons; ou : uniquement des filles; plus fréquemment c’était : je n’en sais rien; ou : c’est indiffèrent. L’idée qu’eut le questionneur d’une relation constante entre le sexe de l’enfant auteur du fantasme et celui de l’enfant battu ne se concrétisa jamais. Une fois, il y eut encore un détail caractéristique du contenu du fantasme qui se montra: le petit enfant est battu sur son tutu tout nu.
D’après ce que nous savons actuellement, un tel fantasme, surgi dans la prime enfance peut-être dans des occasions fortuites et maintenu en vue de la satisfaction auto-érotique, ne peut être conçu que comme un trait primaire de perversion. Une des composantes de la fonction sexuelle aurait devancé les autres dans ce développement, se serait rendue précocement indépendante, se serait fixée et par là soustraite aux processus ultérieurs du développement, mais en donnant ainsi un témoignage de la constitution particulière et anormale de la personne.
Nous savons qu’une telle perversion infantile peut ne pas persister pour la vie, qu’elle peut encore succomber plus tard au refoulement, avoir pour substitut une formation réactionnelle ou être transformée par une sublimation. (Mais il se pourrait que la sublimation naisse d’un processus particulier entravé par le refoulement.) Mais quand ces processus font défaut, alors la perversion se maintient dans l’âge mûr, et lorsque nous trouvons chez l’adulte une aberration sexuelle - perversion, fétichisme, inversion - nous sommes en droit de nous attendre à découvrir par anamnèse un tel événement fixateur dans l’enfance.
Et bien avant la psychanalyse, des observateurs comme Binet ont pu rapporter les étranges aberrations sexuelles de la maturité à des impressions de ce genre, datant précisément de la cinquième ou sixième année de l’enfance. Assurément notre compréhension des perversions se heurtait là à une limite car les impressions fixatrices étaient dépourvues de toute force traumatique, elles étaient la plupart du temps banales et incapables d’émouvoir les autres individus; on ne pouvait pas dire pourquoi la tendance sexuelle s’était fixée précisément sur elles.
Mais on pouvait leur trouver une signification: elles avaient fourni aux composantes sexuelles ayant pris de l’avance et prêtes à s’élancer un point d’ancrage occasionnel, et l’on devait être préparé à l’idée que la chaîne de la liaison causale trouverait quelque part une fin provisoire. La constitution innée semblait justement correspondre à toutes les exigences d’un tel point d’arrêt.
La période de l’enfance qui se situe entre deux et quatre ou cinq ans est celle où les facteurs libidinaux innés sont pour la première fois éveillés par les expériences vécues et liés à certains complexes. Les fantasmes de fustigation dont nous traitons ici ne se manifestent qu’à la fin de cette période ou après qu’elle s’est écoulée. Il se pourrait donc qu’ils aient une préhistoire, qu’ils traversent un développement, et correspondent à un résultat terminal plutôt qu’à une manifestation initiale.
Cette présomption est confirmée par l’analyse. L’application conséquente de celle-ci enseigne que les fantasmes de fustigation ont un développement historique qui n’est pas du tout simple, et au cours duquel la plupart de leurs aspects sont plus d’une fois changés : leur relation à l’auteur du fantasme, leur objet, leur contenu et leur signification.
Pour suivre plus facilement ces transformations intervenant dans les fantasmes de fustigation, je me permettrai maintenant de restreindre mes descriptions aux personnes féminines, qui, au demeurant (quatre contre deux), constituent la majeure partie de mon matériel. Aux fantasmes de fustigation des hommes se rattache d’ailleurs un autre thème que je laisserai de côté dans cette communication. Ce faisant, je m’efforcerai de ne pas schématiser plus qu’il n’est inévitable lorsqu’on présente un état de fait moyen. Même si une observation ultérieure livre une plus grande variété de circonstances, je suis cependant bien convaincu d’avoir mis la main sur un phénomène typique et qui n’est assurément pas d’une espèce rare.
La première phase des fantasmes de fustigation chez la fille doit donc appartenir au tout début de l’enfance. Il y a quelque chose dans ces fantasmes qui, d’une manière remarquable, demeure impossible à déterminer, comme si la chose était indifférente. La maigre réponse que l’on a obtenue des patientes lors de la première communication, «un enfant est battu », paraît justifiée pour ce fantasme. Mais quelque chose d’autre est à coup sûr déterminable, et cela toutes les fois dans le même sens. L’enfant battu n’est jamais le même que l’auteur du fantasme, c’est régulièrement un autre enfant, la plupart du temps un petit frère ou une petite sœur, quand il y en a. Puisque cela peut être un frère ou une sœur, aucune relation constante entre le sexe de l’auteur du fantasme et celui de l’enfant battu ne peut se découvrir. Le fantasme n’est donc sûrement pas masochiste; on serait tenté de le qualifier de sadique, seulement on ne peut négliger le fait que l’enfant auteur du fantasme n’est jamais non plus lui-même celui qui bat. On ne voit pas clairement tout d’abord qui est en réalité la personne qui bat. On peut seulement établir ceci : ce n’est pas un autre enfant, mais un adulte. Cette personne adulte et indéterminée pourra par la suite être reconnue d’une façon claire et univoque comme étant le père (de la fille).
Cette première phase du fantasme de fustigation sera donc pleinement rendue par la phrase : Le père bat l’enfant. Je divulgue une grande partie du contenu qui devra être dévoilé plus tard en disant, au lieu de la phrase précédente : Le père bat l’enfant haï par moi. On peut évidemment se demander avec hésitation si l’on doit déjà reconnaître le caractère d’un «fantasme)) à ce qui n’est encore que la phase préliminaire du fantasme de fustigation ultérieur. Il s’agit peut-être plutôt de souvenirs se rapportant à des scènes qu’on a vues se dérouler, à des désirs qui sont apparus à diverses occasions, mais ces doutes n’ont aucune importance.
Entre cette première phase et la phase suivante se sont accomplies de grandes transformations. La personne qui bat est bien demeurée la même, celle du père, mais l’enfant battu est devenu un autre enfant, c’est régulièrement la personne même de l’enfant auteur du fantasme, le fantasme est à un haut degré teinté de plaisir et s’est empli d’un contenu significatif dont la déduction nous occupera plus tard. Sa formulation est donc maintenant : Je suis battue par le père. Il a indubitablement un caractère masochiste.
Cette seconde phase est la plus importante de toutes et la plus lourde de conséquences. Mais on peut dire d’elle en un certain sens qu’elle n’a jamais eu une existence réelle. Elle n’est en aucun cas remémorée, elle n’a jamais porté son contenu jusqu’au devenir conscient. Elle est une construction de l’analyse, mais n’en est pas moins une nécessité.
La troisième phase offre quant à elle une certaine ressemblance avec la première. Sa formulation est celle qui nous est connue par la communication de la patiente. La personne qui bat n’est jamais la personne du père, elle est ou bien laissée indéterminée comme dans la première phase ou bien investie, d’une manière typique, par un substitut du père (professeur). La personne propre de l’enfant auteur du fantasme ne reparaît plus dans le fantasme de fustigation. Pressées de questions, les patientes répondent seulement : vraisemblablement, je regarde. Au lieu d’un seul enfant battu on a maintenant affaire la plupart du temps à beaucoup d’enfants.
Dans la grande majorité des cas ce sont (dans les fantasmes des filles) des garçons qui sont battus, mais sans qu’ils soient individuellement connus. La situation originaire, simple et monotone, consistant à être battu, peut connaître les modifications et les enjolivements les plus variés, à la fustigation peuvent se substituer la punition et des humiliations d’une autre sorte.
Mais le caractère essentiel qui différencie les fantasmes même les plus simples de cette phase de ceux de la première, et qui établit la relation au fantasme intermédiaire, est le suivant : le fantasme est maintenant porteur d’une forte excitation qui sans équivoque possible est sexuelle, et en tant que tel il conduit à la satisfaction onanistique. Mais c’est justement là qu’est l’énigme : par quelle voie le fantasme désormais sadique dans lequel des garçons étrangers et inconnus sont battus est-il devenu la possession désormais durable de l’aspiration libidinale de la petite fille?
Nous ne nous dissimulons pas non plus que la connexion et la succession des trois phases du fantasme de fustigation comme de toutes ses autres particularités sont restées jusqu’ici totalement incompréhensibles.
L’«enfant battu » est d’abord un frère haï
Si l’on conduit l’analyse à travers ces toutes premières périodes dans lesquelles est logé le fantasme de fustigation et à partir desquelles il est remémoré, elle nous montre l’enfant empêtré dans les excitations de son complexe parental.
La petite fille est tendrement fixée au père, qui vraisemblablement a tout fait pour gagner son amour et de cette manière dépose en elle le germe d’une attitude de haine et de concurrence envers la mère, attitude qui continue à se maintenir à côté d’un courant de tendre affection, et à laquelle il peut être réservé de devenir avec les années toujours plus forte et plus clairement consciente ou de donner l’impulsion à une liaison amoureuse à la mère qui soit excessive et réactive. Mais ce n’est pas au rapport à la mère que se rattache le fantasme de fustigation.
Dans la chambre d’enfants il y a aussi d’autres enfants, plus âgés ou plus jeunes de très peu d’années, qu’on n’aime pas beaucoup, pour bien des raisons, mais principalement parce qu’on doit partager avec eux l’amour des parents, et qu’à cause de cela on repousse de soi avec toute l’énergie sauvage qui est propre à la vie sentimentale de ces années. Si c’est un petit frère ou une petite sœur plus jeune (comme dans trois de mes quatre cas) on le méprise, non content de le haïr, et il faut pourtant qu’on supporte de voir comme il tire à lui cette part de tendresse que les parents aveuglés réservent chaque fois au plus jeune. On comprend bientôt que le fait d’être battu, même si cela ne fait pas très mal, signifie une révocation de l’amour et une humiliation.
Ainsi plus d’un enfant qui se considère comme trônant en sécurité dans l’amour inébranlable de ses parents a été d’un seul coup déchu de tous les cieux de sa toute-puissance présomptueuse. Aussi est-ce une représentation agréable que celle du père battant cet enfant haï, tout à fait indépendamment du fait qu’on l’ait vu battre effectivement. Cela veut dire: le père n’aime pas cet autre enfant, il n’aime que moi.
Tels sont donc le contenu et la signification du fantasme de fustigation dans sa première phase. Le fantasme satisfait ouvertement la jalousie de l’enfant et dépend de sa vie amoureuse, mais il est aussi fortement soutenu par ses intérêts égoïstes. Un doute subsiste donc peut-on le caractériser comme un fantasme purement « sexuel »? On n ose pas non plus l’appeler un fantasme « sadique ».
On sait que vers l’origine tous les caractères avec lesquels nous sommes accoutumés à bâtir nos distinctions ont tendance à s’estomper. Cela ressemblerait donc à la promesse faite par les trois sorcières à Banco : pas à coup sûr sexuel, pas même sadique, mais pourtant la matière d’où doivent sortir l’un et l’autre. Mais en aucun cas il n’y a lieu de supposer que déjà cette première phase du fantasme est au service d’une excitation qui, sous la pression des revendications génitales, apprend à obtenir la décharge dans un acte onanistique.
Dans ce choix d’objet précoce de l’amour incestueux, la vie sexuelle de l’enfant atteint manifestement l’étape de l’organisation génitale. C’est plus facile à démontrer pour les garçons, mais également indubitable pour les petites filles. Quelque chose comme un pressentiment de ce que seront plus tard les buts sexuels définitifs et normaux domine l’aspiration libidinale de l’enfant. On peut à bon droit se demander avec étonnement d’où cela vient, mais on en a pour preuve que les organes génitaux ont déjà commencé à jouer leur rôle dans le processus d’excitation.
Le désir d’avoir un enfant avec la mère ne manque jamais chez le garçon, le désir d’avoir un enfant du père est constant chez la fille, et cela alors qu’ils sont totalement incapables d’avoir une idée claire de la voie qui peut conduire à l’accomplissement de ces désirs. Chez l’enfant, il paraît devoir être établi que les organes génitaux ont quelque chose à faire là-dedans, même si son activité de rumination se plaît à chercher l’essence de l’intimité qu’il suppose exister entre ses parents dans des relations d’une autre sorte, par exemple dans le fait de dormir ensemble, d’uriner en commun, etc., même si un tel contenu peut être mieux saisi dans des représentations de mots que l’obscure activité qui est en rapport avec les organes génitaux.
Intervention de la culpabilité
Mais vient le temps où cette première floraison est gâtée par le gel; aucune de ces amours incestueuses ne peut échapper à la fatalité du refoulement. Elles lui succombent, ou bien à l’occasion d’événements extérieurs démontrables qui ont provoqué une déception (offenses inattendues, naissance indésirable, et ressentie comme une infidélité, d’un petit frère ou d’une petite sœur), ou bien sans occasions de ce genre, pour des raisons internes, peut-être seulement par suite de la carence de l’accomplissement après lequel on a trop longtemps langui. On ne peut méconnaître que les occasions ne sont pas les causes efficientes, mais que ces relations amoureuses sont vouées à sombrer un jour ou l’autre sans que nous en sachions la raison.
Le plus probable est qu’elles s’en vont parce que leur temps est révolu, parce que les enfants entrent dans une nouvelle phase de leur développement dans laquelle ils sont contraints de répéter le refoulement du choix d’objet incestueux que leur dicte l’histoire de l’humanité, tout comme auparavant ils ont été poussés à adopter un tel choix d’objet. (Voir le destin dans le mythe d’œdipe.) Ce qui, comme résultat psychique des motions amoureuses incestueuses, existe à l’état inconscient n’est plus pris en charge par la conscience dans la nouvelle phase, ce qui avait déjà été conscient est à nouveau poussé au-dehors. En même temps que ce processus de refoulement apparaît une conscience de culpabilité, de la même provenance inconnue, mais sans aucun doute rattachée à ces désirs d’inceste et justifiée par leur persistance dans l’inconscient.
Le sadisme s’inverse en masochisme
Le fantasme du temps de l’amour incestueux avait dit: Il (le père) n’aime que moi, et pas l’autre enfant, car c’est ce dernier qu’il bat. La conscience de culpabilité ne sait pas trouver de plus dure punition que le renversement de ce triomphe : « Non, il ne t’aime pas, car il te bat. »
Ainsi le fantasme de la seconde phase - être soi-même battu par le père - deviendrait l’expression directe de la conscience de culpabilité, qui alors a comme base l’amour pour le père. Il est donc devenu masochiste; à ma connaissance il en est toujours ainsi; chaque fois, la conscience de culpabilité est le facteur qui transforme le sadisme en masochisme. Mais cela n’est assurément pas tout le contenu du masochisme. La conscience de culpabilité ne peut pas être restée maîtresse du terrain à elle seule; il faut que la motion amoureuse ait elle aussi sa part.
Rappelons-nous qu’il s’agit d’enfants chez lesquels la composante sadique pouvait ressortir prématurément et isolément pour des raisons constitutionnelles. Nous n’avons pas à renoncer à ce point de vue. Chez de tels enfants, un retour à l’organisation prégénitale, sadique-anale de l’organisation sexuelle est particulièrement facilité. Si l’organisation génitale à peine constituée est atteinte par le refoulement, la conséquence n’est pas seulement que toute représentance psychique de l’amour incestueux devient ou demeure inconsciente, mais en outre que l’organisation génitale elle-même connaît un abaissement régressif.
La proposition « le père m’aime » était comprise au sens génital; sous l’effet de la régression elle se change en celle-ci : le père me bat (je suis battu par le père). Ce fait d’être battu est maintenant un composé de conscience de culpabilité et d’érotisme; il n’est plus seulement la punition pour la relation génitale prohibée, mais aussi le substitut régressif de celle-ci, et à cette dernière source il puise l’excitation libidinale qui lui sera inhérente et trouvera la décharge dans des actes onanistes. Mais cela est précisément l’essence du masochisme.
Le fantasme de la seconde phase - être soi-même battu par le père - demeure généralement inconscient, vraisemblablement par suite de l’intensité du refoulement. Je ne saurais dire pourquoi dans un de mes six cas (un cas masculin) il fut pourtant consciemment remémoré. Cet homme maintenant adulte avait clairement gardé en mémoire le fait qu’il avait coutume d’utiliser à des fins onanistes la représentation « être battu par la mère »; il est vrai qu’il substitua bientôt à sa propre mère la mère de compagnons d’école ou d’autres femmes lui ressemblant de quelque manière.
Il ne faut pas oublier que lors de la transformation du fantasme incestueux du garçon dans le fantasme masochiste correspondant, se produit un renversement qu’on ne trouve pas dans le cas de la fille, à savoir la substitution de la passivité à l’activité, et que ce supplément de déformation peut dispenser le fantasme de demeurer inconscient par suite du refoulement. La conscience de culpabilité se serait donc contentée de la régression à la place du refoulement; dans les cas féminins, la conscience de culpabilité, peut-être en soi plus exigeante, n’aurait été apaisée que par l’action conjuguée des deux mécanismes.
Pourquoi les « enfants battus » sont-ils des garçons ?
Je répète que généralement le fantasme demeure inconscient et doit d’abord être reconstruit dans l’analyse. Cela permet peut-être de donner raison aux patients qui pensent se souvenir que l’onanisme est apparu chez eux plus tôt que le fantasme de fustigation de la troisième phase - dont il faudra également parler; ce dernier ne se serait ajouté que plus tard, sans doute sous l’impression de scènes scolaires. Aussi souvent que nous avons accordé crédit à ces indications, nous avons toujours été enclins à admettre que l’onanisme était tout d’abord confessé sous l’empire de fantasmes inconscients auxquels plus tard étaient substitués des fantasmes conscients.
C’est comme un substitut de cette sorte que nous concevons alors le fantasme connu de la troisième phase, configuration définitive du fantasme de fustigation, dans laquelle l’enfant auteur du fantasme n’intervient plus, à la rigueur, que comme spectateur, et où le père est maintenu dans la personne d’un professeur ou de n’importe quel autre supérieur. Le fantasme, qui maintenant est identique à celui de la première phase, semble s’être de nouveau retourné en fantasme sadique.
On a l’impression que dans la phase « le père bat l’autre enfant, il n’aime que moi » l’accent est remonté sur la première partie, après que la seconde a succombé au refoulement. Mais il n’y a que la forme de ce fantasme qui soit sadique; la satisfaction qui est obtenue à partir de lui est une satisfaction masochiste; sa signification réside en ce qu’il a pris en charge l’investissement libidinal de l’élément refoulé, et avec lui la conscience de culpabilité qui y est attachée. Tous ces enfants indéterminés qui sont battus par le maître ne sont pourtant que des substituts de la personne propre.
Ici se montre aussi pour la première fois quelque chose comme une constance du sexe chez les personnes servant au fantasme. Les enfants battus sont presque exclusivement des garçons, dans les fantasmes des garçons aussi bien que dans ceux des filles. Ce trait ne s’explique pas d’une manière intelligible par une quelconque concurrence des sexes, car alors dans les fantasmes des garçons il devrait y avoir beaucoup plus de filles battues; il n’a rien à voir non plus avec le sexe de l’enfant haï de la première phase; mais il se réfère à un processus qui chez les filles introduit des complications.
Lorsqu’elles se détournent de l’amour génital incestueux pour le père, les filles rompent le plus facilement du monde avec leur rôle féminin, donnent vie à leur « complexe de virilité » (Van Ophuijsen), et désormais ne veulent être que des garçons. C’est pourquoi les souffre-douleur qu’elles se donnent comme substituts sont aussi des garçons.
Ces observations peuvent être exploitées dans plusieurs directions pour mettre en lumière la genèse des perversions en général et du masochisme en particulier, et pour apprécier le rôle que joue la différence des sexes dans la névrose en général.
Le résultat le plus frappant d’une telle discussion concerne la genèse des perversions. La conception qui met en avant dans celles-ci le renforcement constitutionnel ou l’avance prématurée d’une composante sexuelle n’est certes pas ébranlée, mais tout n’est pas dit pour autant. La perversion ne se tient plus isolée dans la vie sexuelle de l’enfant; elle est au contraire accueillie dans le contexte des processus de développements typiques - pour ne pas dire normaux - que nous connaissons.
Elle est mise en relation avec les objets d’amour incestueux de l’enfant, avec son complexe d’œdipe, elle se montre à nous pour la première fois sur le terrain de ce complexe, et après qu’il s’est effondré, elle est souvent la seule chose qui en reste, héritière de sa charge libidinale et obérée par la conscience de culpabilité qui y est attachée. La constitution sexuelle anormale a finalement montré sa force en ce qu’elle a poussé le complexe d’œdipe dans une direction particulière et l’a contraint à une manifestation résiduelle inhabituelle.
La perversion infantile peut, comme on le sait, servir de fondement à la formation d’une perversion équivalente subsistant la vie durant, qui consume toute la vie sexuelle de l’être humain, ou elle peut être interrompue et maintenue à l’arrière-plan d’un développement sexuel normal, auquel cependant elle continue toujours de soustraire un certain quantum d’énergie. Le premier cas est celui que l’on connaissait déjà aux temps préanalytiques, mais le fossé entre les deux est quasiment comblé par l’étude analytique des perversions adultes.
En effet, on découvre assez fréquemment chez ces pervers qu’eux aussi, habituellement à l’époque de la puberté, ont formé un rudiment d’activité sexuelle normale. Mais il n’était pas assez fort, il a été abandonné aux premiers obstacles qui ne manquent pas de se produire, et puis la personne est définitivement revenue à la fixation infantile.
Il serait naturellement important de savoir si l’on est en droit d’affirmer d’une manière tout à fait générale que la genèse des perversions infantiles se fait à partir du complexe d’œdipe.
Si la dérivation des perversions à partir du complexe d’œdipe peut être faite universellement, alors notre appréciation de ce complexe connaît une nouvelle confirmation. Nous pensons en effet que le complexe d’œdipe est le véritable noyau de la névrose, que la sexualité infantile, qui culmine en lui, est sa condition effective, et que ce qui subsiste de ce complexe dans l’inconscient représente la disposition de l’adulte à contracter ultérieurement une névrose.
Le fantasme de fustigation et d’autres fixations perverses analogues ne seraient alors eux aussi que des sédiments laissés par le complexe d’œdipe, pour ainsi dire des cicatrices, séquelles d’un processus révolu, tout comme la fameuse « infériorité » correspond à une cicatrice narcissique analogue.
Une conscience morale critique : le Surmoi
En ce qui concerne la genèse du masochisme, la discussion de nos fantasmes de fustigation ne fournit que des contributions parcimonieuses. Tout d’abord, il semble devoir se confirmer que le masochisme n’est pas une manifestation pulsionnelle primaire, mais qu’il provient d’un retournement du sadisme contre la personne propre, donc qu’il correspond à une régression de l’objet au Moi. Il faut accorder qu’il existe des pulsions à but passif dès le début, surtout chez la femme, mais la passivité n’est pas encore le tout du masochisme; celui-ci comprend encore le caractère de déplaisir qui est si étrange dans un accomplissement de pulsion.
La transformation du sadisme en masochisme paraît avoir lieu sous l’influence de la conscience de culpabilité qui prend part à l’acte du refoulement. Le refoulement se manifeste donc ici par trois sortes d’effets il rend inconscients les résultats de l’organisation génitale, il contraint cette organisation elle-même à une régression au stade antérieur sadique-anal, et il transforme le sadisme de ce stade en masochisme passif et en un certain sens à nouveau narcissique. Le second de ces trois résultats est rendu possible par la faiblesse de l’organisation génitale qu’on doit admettre dans ces cas; le troisième devient nécessaire parce que la conscience de culpabilité est autant choquée par le sadisme que par le choix d’objet incestueux pris au sens génital.
D’où provient la conscience de culpabilité elle-même? Les analyses, une fois encore, n’en disent rien. Il semble qu’elle soit apportée par la nouvelle phase dans laquelle entre l’enfant, et que, lorsqu’elle subsiste à partir de ce moment, elle corresponde à une cicatrisation analogue à celle que constitue le sentiment d’infériorité. D’après l’orientation encore incertaine de nos recherches sur la structure du Moi, nous l’attribuerions à cette instance qui, en tant que conscience morale critique, s’oppose au reste du Moi, produit dans le rêve le phénomène fonctionnel de Silberer et se sépare du Moi dans le délire d’observance.
Paranoïa et fétichisme : un rapport possible
J’ai déjà exposé quelle signification prend habituellement la troisième phase, apparemment sadique, du fantasme de fustigation; elle est le porteur de l’excitation qui pousse à l’onanisme et l’instigateur d’une activité fantasmatique qui en partie continue cet onanisme comme tel, en partie le suspend d’une manière compensatoire. Pourtant la seconde phase du fantasme, inconsciente et masochiste, « être soi-même battu par le père», est de loin la plus importante. Non seulement elle continue d’agir par l’intermédiaire de la phase qui se substitue à elle, mais elle a aussi sur le caractère des effets vérifiables qui dérivent immédiatement de sa formule inconsciente.
Des êtres humains qui portent en eux un tel fantasme font preuve d’une sensibilité et d’une susceptibilité particulières vis-à-vis des personnes qu’ils peuvent insérer dans la série paternelle; ils se laissent facilement offenser par ces personnes et ainsi procurent sa réalisation à la situation fantasmée, à savoir qu’ils sont battus par le père, pour leur plus grand malheur. Je ne serais pas étonné si l’on parvenait un jour à montrer que ce même fantasme est à la base du délire quérulant des paranoïaques.
Le masochisme : une position féminine
Chez ces hommes masochistes, on fait une découverte qui nous avertit que, jusqu’à plus ample informé, l’analogie avec les circonstances rencontrées chez la femme ne doit pas être poursuivie plus loin, et que nous devons au contraire juger les faits par eux-mêmes. Il apparaît en effet que dans leurs fantasmes masochistes comme dans les mises en scène qui en permettent la réalisation ils adoptent régulièrement des rôles de femmes, autrement dit leur masochisme coïncide avec une position féminine.
Cela est facile à montrer à partir des détails de leurs fantasmes; mais beaucoup de patients le savent aussi et l’expriment comme une certitude subjective. Rien n’est changé à l’affaire si la décoration scénique de la scène masochiste maintient la fiction d’un méchant garçon, page ou apprenti, qui doit être puni : les personnes qui sévissent sont chaque fois, dans les fantasmes comme dans les mises en scène, des femmes. C’est assez confondant; on aimerait aussi savoir si le masochisme des fantasmes infantiles de fustigation repose sur une même disposition féminine.
Laissons donc de côté les circonstances difficiles à élucider du masochisme des adultes et tournons-nous vers les fantasmes infantiles de fustigation chez les individus de sexe masculin. Là, l’analyse de la prime enfance nous permet à nouveau de faire une découverte surprenante: le fantasme conscient ou capable de conscience qui a pour contenu « être battu par la mère » n’est pas primaire. Il a un stade préliminaire qui est régulièrement inconscient et qui a pour contenu : Je suis battu par le père. Ce stade préliminaire correspond donc réellement à la seconde phase du fantasme de la fille.
Le fantasme connu et conscient « je suis battu par la mère » occupe la place de la troisième phase du fantasme de la fille où, a-t-on dit, des garçons inconnus sont les objets battus. Je n’ai pu démontrer l’existence chez le garçon d’un stade préliminaire de nature sadique comparable à la première phase du fantasme de la fille, mais je ne veux pas prononcer ici un refus définitif car je conçois bien la possibilité de types plus compliqués.
Etre battu, dans le fantasme masculin - pour le nommer brièvement et d’une manière qui je l’espère ne prête pas à confusion -, c’est aussi bien être aimé au sens génital du terme, après un rabaissement dû à la régression. Originairement, le fantasme inconscient masculin n’a donc pas eu pour formule « je suis battu par le père », comme nous l’avions d’abord établi provisoirement, mais plutôt: Je suis aimé par le père. Il a été transformé, par les processus connus, en un fantasme conscient: Je suis battu par la mère.
Le fantasme de fustigation du garçon est donc dès le début un fantasme passif, effectivement issu de la position féminine à l’égard du père. Et il correspond aussi bien que le fantasme féminin (celui de la fille) au complexe d’œdipe, seulement le parallélisme auquel nous nous attendions doit être abandonné pour une similitude d’une autre sorte : dans les deux cas le fantasme de fustigation dérive de la liaison incestueuse au père.
Les choses ne seront que plus claires si je donne aussi les autres ressemblances et différences qui existent entre les fantasmes de fustigation des deux sexes. Chez la fille, le fantasme masochiste inconscient vient de la position oedipienne normale; chez le garçon, il vient de la position renversée qui prend le père comme objet d’amour.
Le garçon se soustrait, par le refoulement et le remaniement du fantasme inconscient, à son homosexualité; ce qu’il y a de remarquable dans son fantasme conscient ultérieur, c’est qu’il a pour contenu une position féminine sans choix d’objet homosexuel. La fille par contre échappe, au cours du même processus, à l’exigence de la vie amoureuse en général; elle se fantasme en homme sans devenir elle-même virilement active, et n’assiste plus qu’en spectateur à l’acte qui se substitue à un acte sexuel.
Nous avons des raisons d’admettre qu’il n’y a pas grand-chose de changé par le refoulement du fantasme inconscient originaire. Tout ce qui pour la conscience a été refoulé et remplacé par un substitut reste conservé dans l’inconscient et capable de produire des effets. Il en va autrement avec l’effet de la régression sur une étape antérieure de l’organisation sexuelle. Nous sommes en droit de penser que la régression va jusqu’à changer les circonstances dans 1’inconscient, de sorte que ce qui chez les deux sexes reste en place dans l’inconscient après le refoulement, ce n’est assurément pas le fantasme (passif) « être aimé par le père », mais le fantasme masochiste « être battu par le père ». Et l’on ne manque pas d’indices montrant que le refoulement n’a atteint son dessein que très imparfaitement.
Le garçon qui a voulu échapper au choix d’objet homosexuel et n’a pas changé son sexe se sent pourtant une femme dans ses fantasmes conscients et dote les femmes qui battent de propriétés et d’attributs masculins. La fille qui, de son côté, a renoncé à son sexe et accompli un travail de refoulement dans l’ensemble plus profond, ne se débarrasse pourtant pas du père, ne se risque pas à battre personnellement, et parce qu’elle est elle-même devenue garçon, elle fait battre principalement des garçons.
Œdipe, clé de voûte de la sexualité
La théorie psychanalytique qui s’appuie sur l’observation tient ferme à l’idée que les motifs du refoulement ne doivent pas être sexualisés. Ce qui forme le noyau de l’inconscient psychique est l’héritage archaïque de l’être humain, et ce qui succombe au processus du refoulement, c’est la part de cet héritage qui doit toujours être laissée de côté lors du progrès vers des phases ultérieures du développement, parce qu’elle est inutilisable, incompatible avec la nouveauté et nuisible à celle-ci. Ce choix réussit mieux pour un groupe de pulsions que pour les autres. Ces dernières, les pulsions sexuelles, en vertu de circonstances particulières qui ont déjà été exposées maintes fois, ont le pouvoir de déjouer les desseins du refoulement et de se faire représenter de force par des formations substitutives génératrices de troubles.
Voilà pourquoi la sexualité infantile, qui est soumise au refoulement, est la force motrice principale de la formation du symptôme, et que l’élément essentiel de son contenu, le complexe d’œdipe, est le complexe nucléaire de la névrose. J’espère que grâce à cette communication on s’attendra à ce que les aberrations sexuelles de l’enfance elles aussi proviennent du même complexe que celles de l’âge adulte.